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Introduction

Au cours des années 1960, la pleine conscience a joui d’une certaine popularité dans le sillage de la contre-culture nouvel âge. Depuis une quinzaine d’années, d’abord aux États-Unis, puis au sein des pays occidentaux, les dispositifs de pleine conscience (PC) se multiplient, s’institutionnalisent et sont adoptés avec grand enthousiasme par la culture populaire. Ils investissent les champs de l’entreprise, de la santé, de l’aide aux personnes, de la psychiatrie, etc. Plus récemment, c’est le champ de l’éducation qui accueille des pratiques de la PC sous la forme de dispositifs scolaires destinés aux enseignants et aux élèves. Sans chercher à comprendre les raisons d’un tel engouement, nous proposons ici de faire une revue des écrits relatifs aux dispositifs de PC en éducation, pour ensuite interroger les formes de subjectivation qu’ils charrient potentiellement, notamment en ce qui concerne les élèves.

Deux hypothèses guident notre analyse. Premièrement, nous considérons que les dispositifs de la PC relèvent de pratiques et de techniques entrant dans la sphère du « souci de soi » (epimeleia heautou) (Foucault, 2001a), c’est-à-dire de techniques que met en oeuvre un sujet pour se construire et se transformer. Dès l’Antiquité, cette notion de souci de soi-même est discutée, théorisée, mise en pratique et devient un principe fondamental pour caractériser l’attitude philosophique grecque (du Ve siècle avant Jésus-Christ au Ve après Jésus-Christ). À partir des premières références socratiques et de leurs prolongements platoniciens (dans l’Alcibiade plus particulièrement), on retrouve la problématique du souci de soi chez Épicure, les cyniques, et plus sûrement chez les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle). L’idée qu’il faut s’occuper de soi-même sera reprise dans le christianisme naissant avec Philon, Plotin, ou dans l’ascétisme chrétien des premiers siècles de notre ère, et ce, dans une perspective eschatologique (Agamben, 2008). Puis elle trouvera des échos au cours du Moyen-Âge chrétien, quoique dans un périmètre essentiellement monastique (Agamben, 2013). Se soucier de soi a ainsi traversé les temps, entraînant à sa suite une diversité de pratiques, d’« actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure » (Foucault, 2001a, p. 12-13). Les techniques de méditation et d’autres exercices spirituels ont été des composantes centrales de ces pratiques de soi sur soi, dans la mesure où elles incarnaient des « formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut » (Foucault, 1976, p. 59). Cette première hypothèse permet d’envisager que la PC, en tant que pratique qui relève du souci de soi s’inscrivant dans la longue histoire occidentale, n’est pas radicalement nouvelle.

Une deuxième hypothèse oriente notre analyse. De notre point de vue, tout dispositif pédagogique peut se comprendre comme un « art de gouverner » (Foucault, 2008), c’est-à-dire que tout dispositif pédagogique réalise « l’idée que chaque individu quels que soient son âge et son statut, et ceci d’un bout à l’autre de la vie et jusque dans les détails de ses actions, doit être gouverné et doit se laisser gouverner […] par quelqu’un auquel le lie un rapport global et en même temps méticuleux, détaillé, d’obéissance » (Foucault, 2015, p. 35). Les pédagogies sont, de ce point de vue, des techniques et des méthodes servant à éduquer et à transformer les individus : les rendre dociles ou autonomes, leur apprendre telle ou telle chose, certes, mais aussi les rendre capables et libres d’exercer leur entendement ou bien prompts à suivre les affirmations de n’importe quel expert autodéclaré. En bref, les pédagogies sont des dispositifs de pouvoir, en l’occurrence de gouvernementalité, c’est-à-dire des « techniques et procédures par lesquelles on entreprend de conduire la conduite des autres » (Foucault, 2008, p. 6).

Par pouvoir, Michel Foucault entend « le nom qu’on donne à une situation stratégique complexe » (Foucault, 1976, p. 123). Le pouvoir n’est pas réductible aux notions de domination, de contrainte ou d’exploitation, mais désigne un « type d’action sur l’action » (2001b, p. 1055) (incitation, facilitation, limitation, répression, contrainte, permission…) s’incarnant au sein de dispositifs (Agamben, 2006) divers (dont les dispositifs pédagogiques) et porté, pris en charge, diffusé par tout un chacun (horizontalité du pouvoir). En ce sens, toute pédagogie, qu’elle soit d’émancipation (par exemple, chez Robin ou Guillaume), de la libération (chez Freire), de l’écoute (chez Deligny, Dolto) ou de l’effort (chez Alain), voire de la coercition (chez Schreber), est un dispositif de pouvoir en ce sens qu’elle fabrique un type de subjectivation. Elle « assujettit » au sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’elle est production d’individualité – elle « transforme les êtres humains en sujets » (Foucault, 2001b, p. 1042) – dans un rapport de soi à soi et de soi à l’autre, qui est conséquent des conduites, des directions et des mises en horizon que cette pédagogie véhicule.

Énoncer cela, dans une perspective foucaldienne, c’est postuler que les dispositifs pédagogiques (et donc ici les dispositifs de PC) constituent des modalités de subjectivation spécifiques aux formes et aux intentionnalités qu’ils charrient. Ainsi, nous considérons avec Foucault que les sujets ne sont pas des substances, ou des formes a priori qui préexistent : a) aux dispositifs au sein desquels ils se vivent, et b) aux autres avec qui ils entretiennent des relations. Les sujets sont historiquement construits. Ils le sont depuis les dispositifs de pouvoir qui leur sont imposés et les régimes de vérité véhiculés par ces dispositifs (Foucault, 2001b). Auprès des jeunes élèves, les entraînements à la PC dans les écoles ne sont pas à considérer à la légère. Ce sont des techniques qu’il convient de mettre à l’étude dans la mesure où elles disent quelque chose des types de subjectivations qui sont en cours de fabrication. Cette seconde hypothèse amène ainsi à considérer que si la PC n’est pas radicalement inédite et s’inscrit dans la longue lignée des pratiques du souci de soi, les dispositifs contemporains de PC constituent une forme spécifique de gouvernementalité susceptible de produire de nouvelles formes de subjectivités.

Dans la première partie de l’article, après avoir circonscrit le champ des techniques de la PC en éducation, et rappelé brièvement leurs bienfaits supposés, nous proposons un regard critique sur ces dispositifs dont on questionne l’aspect mercantiliste et le réductionnisme spirituel, dans un contexte de gestion des compétences émotionnelles et sociales propre à notre contemporanéité. Malgré l’existence de quelques avatars davantage critiques, les dispositifs de PC en éducation s’apparentent le plus souvent à un régime d’entraînement mental destiné à parfaire des compétences psychologiques dans le but d’optimiser les individus, tout en les responsabilisant quant aux défaillances potentielles qu’ils vivraient dans un contexte d’injonction perpétuelle de performance que revêt la forme scolaire actuelle.

La seconde partie de l’article nous permet de faire un retour sur les deux hypothèses présentées ci-dessus. Nous examinons tout d’abord comment les dispositifs de PC contribuent à produire une nouvelle figure de l’enfance et à fabriquer un sujet contemporain où règne une forme de métaconscience dont l’Autre est évincé. Nous revenons ensuite sur la première hypothèse en réinscrivant les dispositifs de PC, en tant que pratiques du souci de soi, dans la longue histoire d’une double sécularisation chrétienne occidentale.

1. La PC : historique, formes scolaires, bienfaits et critiques

1.1. Historique : deux voies – spirituelle et séculière

Le terme pleine conscience (mindfulness) désigne une variété d’approches dont on trouve chez Khoury et al. (2019) un ensemble de définitions. Elles empruntent à l’une des deux voies qui ont marqué l’essor de ces pratiques : la première depuis une approche bouddhiste princeps, et la seconde depuis une approche occidentale sécularisée. Que l’on parle de vigilance à l’ici et maintenant, d’« attention délibérée au moment présent » ou de « présence attentive », il s’agit de techniques qui entraînent au contrôle et à la régulation de l’attention vis-à-vis des expériences internes et externes dans le moment présent.

Dans l’approche bouddhiste, la pratique méditative régulière d'introspection et de contemplation permettrait d’exercer cette attention délibérée au moment présent. L’état mental visé s’accompagne d’une « attitude inclusive et aimante qui accepte tout sans juger ni réagir*[1] » (Hanh, 1999, cité dans Hyland, 2016, p. 97). Les buts sont ainsi tout autant pratiques, pour soulager la souffrance « en nous-mêmes et chez les autres* » (Hyland, 2016, p. 98), qu’éthiques, pour faire émerger des états de bienveillance, de compassion, d’équanimité, de générosité et de joie. Notons aussi que, dans le bouddhisme, les exercices formels de pleine conscience ne sont pas un but en soi, mais entrent dans une visée d’ensemble de « métaconscience qui sert à réguler plusieurs fonctions de l’esprit dans le but de parvenir à un état de bonheur et de vérité » (Khoury et al., 2019, p. 634). L’objectif de l’article ne concerne pas cette approche spirituelle, mais ses déclinaisons dans les contextes occidentaux.

Dans les années 1970, un professeur en médecine de l’Université du Massachusetts, Jon Kabat-Zinn, développe un programme de réduction du stress basé sur les pratiques de la pleine conscience (PC) et destiné à des patients souffrant de troubles somatiques. Cette application thérapeutique a été à l’origine d’une expansion massive de l’intérêt pour les interventions sécularisées basées sur la PC. Depuis une vingtaine d’années, cette « révolution consciente » – ainsi que le promet la page couverture du Times de février 2014 – se diffuse dans de nombreux pays occidentaux et traverse tous les secteurs de la société (santé, travail, armée, etc.).

1.2. Formes fréquentes de la PC en éducation

En éducation, McCaw (2020) considère que l’éducation à la pleine conscience (EPC) s’inscrit d’abord dans un mouvement anglo-saxon visant le développement, chez les enseignants et les élèves, de compétences émotionnelles et sociales. Ce mouvement prend également de l’essor dans les pays scandinaves, en Europe du Sud et en Amérique latine (Matthiesen, 2018; Nobile, 2017), ainsi qu’en Israël et à Hongkong (Reveley, 2016).

Dans les écoles, l’EPC est considérée comme un dispositif universel approprié pour tous les élèves, quel que soit leur âge (Brown, 2019). Si l’EPC semble constituer à première vue un ensemble homogène, il existe cependant divers programmes prescrits dans des manuels qui mobilisent plus ou moins explicitement la pleine conscience : formation à la gratitude, thérapie de la compassion (Matthiesen, 2018); programmes de réduction du stress fondés sur la PC; programmes de développement de la résilience intérieure; L2B (apprendre à respirer); SMART (gestion du stress et techniques de relaxation); CARE (cultiver la conscience et la résilience des éducateurs), etc. (Schonert-Reichl et Roeser, 2016).

Selon McCaw (2020), et malgré le fait que certains auteurs qualifient la présence attentive incarnée de « concept unificateur » (Khoury et al., 2019), les dispositifs de la PC évoluent dans un paysage à la fois complexe et conflictuel. La plupart des programmes destinés aux élèves ou aux enseignants s’inscriraient davantage dans une compréhension édulcorée (thin mindfulness) de la PC que dans une version dense (thick mindfulness). La version « dense » (thick) de la PC, selon l’auteur, serait conçue en termes ontologiques et fondée dans une éthique, et graviterait autour d’une téléologie de la transformation. Or, selon son analyse d’une cinquantaine de dispositifs, la majorité des programmes d’EPC mobilisent une conception « faible » (thin) de la PC, éthiquement neutre, ciblant des aspects essentiellement psychologiques (des habiletés cognitives mesurables ou un état mental temporaire) et gravitant autour d’une téléologie de l’optimisation de soi individuelle. Ce faisant, la plupart des dispositifs éducatifs de PC s’apparenteraient à un régime d’entraînement mental en vue d’augmenter le bien-être psychologique individuel (McCaw, 2020).

1.3. Bienfaits en éducation

Plusieurs écrits traitent des bénéfices pédagogiques de l’EPC sur l’apprentissage et le développement affectif. Par exemple, Schoeberlein et Sheth (2009) énumèrent une panoplie d’avantages, tant pour les enseignants (amélioration de la concentration, augmentation de la réactivité aux besoins des élèves, amélioration du climat de la classe) que pour les élèves (renforcement de l’attention et de la concentration, réduction de l’anxiété et amélioration de l’apprentissage social et affectif). On note aussi des effets sur la « stabilité émotionnelle* » et une « augmentation du bien-être* » (Hyland, 2016, p. 99). Si l’on peut être relativement circonspect quant aux recherches se réclamant des « données probantes » (Grossmann, à paraître) et mesurant le « bien-être » ou la « stabilité émotionnelle » (voir également Dalal, 2018, dans le champ thérapeutique), force est de constater la multiplication des études (notamment anglo-saxonnes) s’appliquant à démontrer l’impact positif de l’EPC en milieu scolaire. Les recherches neuropsychologiques récentes sur les liens entre les pratiques de la PC et les changements cérébraux viendraient confirmer les preuves que chacun s’appliquait déjà à accumuler (Doidge, 2007; Siegel 2007). Notons par ailleurs que certains auteurs soulignent l’intérêt de tels dispositifs qui permettent de réintégrer les dimensions affectives dans l’école (Wright, 2014; McCaw, 2020; Sellmann et Buttarazzi, 2020).

1.4. Critiques formulées à l’égard de la PC en éducation

Les critiques concernant l’usage de la PC en éducation sont tout aussi nombreuses. Les unes dénoncent la marchandisation et le réductionnisme spirituel de l’EPC, les autres interrogent leurs orientations politiques plus ou moins cachées, ou encore une certaine conception de la science, de l’éducation en général et de l’enseignement-apprentissage en particulier. Arrêtons-nous quelques instants sur ces discussions.

La diffusion de la PC dans tous les domaines de la vie[2] amène certains auteurs à s’interroger quant au caractère mercantile de l’entreprise. On parle de Mcmindfulness (Fisher, 2010[3]; Hyland, 2015, 2016; Forbes, 2019; McCaw, 2020) pour désigner « la commercialisation de la pratique de la pleine conscience en tant que marchandise vendue comme n’importe quelle autre marchandise dans notre culture de marques* » (Safran, 2014, p. 1). Le marché est lucratif! Il concerne les concepteurs de programmes (en éducation, en thérapie, en coaching, etc., vendus clés en main ou publicisés sur Internet), les formateurs ou consultants, tout autant que les auteurs d’ouvrages à tirage relativement conséquent. Une rapide enquête montre, par exemple, que Kabat-Zinn a publié plus de 50 ouvrages en 10 ans[4]! Par ailleurs, la multiplication des recherches sur la PC au sein du milieu universitaire participe de cette marchandisation et y contribue (Hyland, 2016), dans un contexte d’économie de la connaissance et de fastresearch (Stengers, 2013). La recherche en éducation n’est pas épargnée par ce mercantilisme (Roiné, 2020).

Cette marchandisation est rendue possible par la réduction des techniques de la PC à leurs seuls effets opérationnels et fonctionnels (réduction du stress et de l’anxiété de performance, autorégulation, rendement scolaire, etc.). L’EPC édulcore et déspiritualise les objectifs initiaux de libération et de transformation des sujets que la tradition bouddhiste revendique. Dans sa version instrumentale (Forbes, 2019), la PC en milieu scolaire ne devient plus qu’une technique parmi d’autres : programme d’entraînement psychologique, méthode de réduction du stress, formule et habileté au bien-être, etc., transformant les écoles en « lieux de colonisation des sujets par le discours thérapeutique* » (Reveley, 2016, p. 17).

Ce réductionnisme pose des problèmes épistémologiques et éthiques dans la mesure où les notions de « souffrance » et de « présent » sont dévoyées dans les pratiques sécularisées de la PC et qu’elles visent strictement la résolution de problèmes définis à l’avance et considérés per se (apprentissage, stress, etc.), alors que dans sa version « dense » (bouddhiste), ce qui est visé n’est pas tant une réduction programmée des symptômes, mais une enquête longue et patiente sur la nature du monde et de ses objets, du soi et de la souffrance (Purser, 2015).

1.5. Scientificité, efficacité et technicisation de l’enseignement

Selon plusieurs auteurs, la diffusion de la PC s’est réalisée par le biais d’une légitimation scientifique s’inscrivant dans une épistémologie postpositiviste. Selon Wilson (2014, cité dans Reveley, 2016), cette légitimation sous l’autorité de la science a permis à la PC de se propager dans des espaces où les pratiques religieuses n’avaient pas droit de cité, notamment dans les écoles publiques. Ainsi que l’explique une collaboratrice de Kabat-Zinn : « Nous n’avons jamais mis le bouddhisme de l’avant, mais plutôt la science, la recherche et la psychologie, de sorte que la formation à la pleine conscience est devenue acceptable dans toutes sortes d’institutions. C’est la clé de son succès auprès du grand public* » (Wilks et al., 2015, cités dans Brown, 2019, p. 169). Cela dit, nous faisons l’hypothèse que ce processus s’inscrit dans une histoire plus longue de sécularisation en Occident et qu’il dépasse les seuls aspects méthodologiques (voir infra, 2.2).

Les études scientifiques portant sur l’EPC ont, nous l’avons évoqué, souvent pour objectif de démontrer l’efficacité des dispositifs sur la base de résultats probants. McCaw (2020) rappelle ainsi que si certains premiers écrits sur la PC portaient un regard global sur les apports de la PC à la vie en classe, les recherches plus récentes portent sur des aspects plus pointus concernant le bien-être, le stress et l’épuisement professionnel en enseignement, parfois en lien avec d’autres facteurs, tels l’efficacité et la performance, les comportements des élèves, la compétence sociale et émotionnelle des enseignants, la résilience, etc. Pour ce qui est des élèves, les études sur les interventions ciblant la prévention du stress et le bien-être s’inscrivent dans la même logique : la recherche scientifique s’intéresse essentiellement aux effets de la PC sur le stress, l’anxiété, le bien-être et la régulation émotionnelle, parfois combinés à d’autres facteurs (rendement scolaire, comportements des élèves et attention). Comme le résume quelque peu ironiquement Nordenbo (2014, cité dans Matthiesen, 2018) : s’il est important que les enseignants fassent preuve d’empathie envers leurs élèves, ce n’est pas en soi, mais parce que cela stimule leur performance scolaire.

La démonstration de l’efficacité des dispositifs de PC à l’école (et donc leur légitimation) s’appuie sur un type de recherche que l’on déclare « scientifiquement » fondée et qui produirait des résultats probants, selon un raisonnement probabiliste privilégiant l’argument statistique (telle intervention produit tel effet).[5] Cette « collusion » scientifico-instrumentale est d’ailleurs pleinement assumée par les organisations promouvant la PC à l’école. Un groupe parlementaire britannique publie ainsi en 2021 un manuel intitulé Implementing Mindfulness in Schools : An Evidence-Based Guide, destiné à tous les enseignants intéressés à l’intégration de la PC dans leur école. Son contenu présente ce qu’est la PC (et ses fondements neuroscientifiques), les données fondées sur les preuves, ainsi que les retombées pour les élèves et les enseignants[6].

Pour Matthiesen (2018), ce souci de démonstration de l’efficacité des interventions a pour effet d’instrumentaliser l’éducation à des fins prédéfinies : certaines subjectivités pourraient être produites par le biais des bonnes techniques et méthodes. L’enseignant devient un technicien, l’enfant un objet sur lequel travailler. La pédagogie se réduit à l’ingénierie des enfants fondée sur les études qui démontrent des résultats probants.

1.6. Le report des problématiques sociétales sur les individus

Plusieurs dispositifs de PC dans les écoles ciblent explicitement, notamment dans le cadre de programmes de développement des compétences émotionnelles et sociales, l’augmentation de la résilience chez les élèves et les enseignants (Coholic et al., 2012; Lantieri et al., 2016; Steinebach et Langer, 2019)[7]. Il s’agirait pour chacun de développer une force volontariste ayant pour objectif de faire face aux difficultés de la vie. L’EPC constituerait de ce fait un moyen de s’auto-immuniser contre les pathologies, de se maîtriser lorsque l’on fait face à l’adversité et de gérer ses propres états neuro-affectifs (Reveley, 2016). Ces dispositifs feraient ainsi partie d’un ensemble de programmes qui encouragent le travail de chaque individu sur lui-même (enseignant ou élève), sur la régulation de ses émotions et de ses conduites, et ce, au service de la réussite (scolaire ou professionnelle). Ils laissent cependant dans l’ombre les conditions institutionnelles, socio-économiques et culturelles qui façonnent l’affectivité des personnes (Forbes, 2019; Matthiesen, 2018; Nobile, 2017; Reveley, 2016).

Ergas et Hadar (2019) suggèrent que cette conception de la PC, en tant qu’instrument au service du bon fonctionnement de l’école et de la société, qu’ils qualifient de PC en éducation, s’inscrit dans deux discours : le discours thérapeutique et le discours économique. Il s’agirait, dans ces dispositifs, d’une part, de cibler le stress des élèves qui nuirait au rendement scolaire et entraverait le fonctionnement cognitif (discours thérapeutique) et, d’autre part, d’optimiser les interventions afin de réduire les dépenses et de maximiser les résultats (discours économique). Les auteurs distinguent donc la PC en éducation de la PC en tantqu’éducation, cette dernière s’appuyant sur une conception de l’éducation comme parcours holistique qui cible plus globalement le caractère, la vertu, la connaissance de soi et l’engagement social.

C’est partiellement pour cette raison que certains tenants de la PC en tant qu’éducation considèrent que la PC en éducation relève du paradoxe, voire de l’oxymore (Sellman et Buttarazzi, 2020). L’encadrement institutionnel de l’école contemporaine, et la forme scolaire même, avec ses rythmes imposés, l’importance qu’elle accorde aux formes cognitives du savoir, les mesures de performance de plus en plus ciblées, l’injonction incessante aux résultats par un usage abusif des évaluations (Forbes, 2019; Brousseau, 2007), l’intolérance aux errements et aux incidents des parcours, et l’essentialisation des élèves hors-normes (Roiné, 2020) contribuent à produire les symptômes que les dispositifs de PC cherchent à résorber, et s’accordent difficilement avec un parcours de pleine conscience. Car s’il y a de la souffrance à l’école parmi les élèves et les enseignants, celle-ci ne relève pas de leur propre responsabilité. Les injonctions à la performance et à la compétitivité à l’école comme sur le marché du travail, ainsi que les perspectives plutôt sombres sur les plans économique, sanitaire, éducatif ou environnemental, contribuent à générer de la souffrance. Or, les dispositifs de PC à l’école enjoignent cette génération, qui subit de plein fouet la difficile projection d’un « avenir possible dans l’horizon du devenir » (Stiegler, 2016, p. 27), à mieux se concentrer et à apprendre à faire face au stress d’un monde dont ils héritent. C’est ainsi que Sellman et Buttarazzi (2020) considèrent que de nombreuses « blessures » que la PC tente de soulager proviendraient de facto de la scolarité même des élèves, d’où la contradiction profonde de proposer de tels dispositifs au sein de l’école contemporaine.

1.7. Des individus avant tout vulnérables : le malaise ordinaire à évacuer

Un postulat élémentaire est au fondement de nombreux dispositifs de PC en éducation : les adultes comme les enfants seraient des sujets vulnérables et incompétents qui ont besoin, par défaut, d’une prise en charge thérapeutique (Matthiesen, 2018). Une analyse généalogique de l’EPC permet ainsi de retracer ses origines dans un discours du risque, qui pathologise et médicalise la vie ordinaire des sujets, et fait la promotion de l’éthos de la prévention par le développement de compétences individuelles et génériques (Reveley, 2016). Barker (2014) estime quant à lui que la PC puise dans l’expérience quotidienne des personnes et transforme le malaise ordinaire de la vie en état maladif. Ce faisant, de plus en plus d’états ordinaires relèveraient du psychopathologique. Le trouble ne se cantonne plus à un état biophysique spécifique et discret, mais devient informe et omniprésent. Nous qualifions ce phénomène de vie sans cahots ni chaos, c’est-à-dire le mythe d’une vie lisse et vernie où tout dérangement devient pathologique.

En éducation, les écrits scientifiques sur la PC insistent sur le mal-être dans les écoles, la vulnérabilité des élèves et les difficultés des enseignants, et affirment la nécessité de développer en chacun des compétences émotionnelles, de sortir de « l’analphabétisme affectif » afin d’affronter les situations rencontrées et de recouvrer un état de bien-être (Nobile, 2017). Cependant, traiter la vulnérabilité des élèves de manière préventive revient également à considérer l’entrée dans le savoir comme un long fleuve tranquille, dénué d’expériences de frustrations, d’incompréhensions et d’angoisses. Or, entrer à l’école et dans le monde du savoir, c’est entrer dans un espace où existent la différence et les différends; apprendre, c’est aussi traverser des moments de confusion où l’on se sent submergé par des perspectives différentes et par les questions qu’elles charrient (Matthiesen, 2018). Quoi qu’il en soit, apprendre et enseigner ne relèvent pas seulement du bien-être, mais aussi de malaises et de tiraillements. L’éducation est une aventure risquée.

Les critiques adressées à l’EPC en milieu scolaire (et au-delà) mettent ainsi en évidence la manière dont ces dispositifs, ancrés dans un scientisme dominant, contribuent à faire la promotion d’une normalisation conforme aux valeurs de la société néolibérale et à individualiser des problématiques sociales en considérant le mal-être comme un déficit personnel d’individus vulnérables, transformant ainsi la PC en une forme de « pédagogie cachée au service du contrôle social […] lubrifiant dans les rouages d’un système où les enfants sont mis sous pression et en concurrence* » (Forbes, 2019, p. 148-149).

Plusieurs des auteurs qui portent ces critiques soutiennent cependant l’idée, le projet, et développent des dispositifs susceptibles de désindividualiser l’EPC, de la resituer dans un cadre éthique explicite et de la repolitiser afin qu’elle devienne une ressource permettant de résister collectivement aux structures et politiques néolibérales (Forbes, 2019). Relevant de ce que Ergas (2019) qualifie de PC de l’éducation, les dispositifs qu’ils proposent tentent de réarticuler le moi (nos pensées, croyances, sentiments) avec des considérations interpersonnelles (dialogiques), culturelles et sociales plus globales. S’inscrivant dans la pédagogie critique (et/ou anti-oppressive), la PC de l’éducation invite élèves et enseignants à transcender la dualité soi-autre (et soi-monde), à se défaire de tous les conditionnements culturels, sociaux et psychologiques – notamment les biais culturels –, qui contribuent à créer un « faux moi », en bref à « dissoudre le moi » (Sarri et Pulkki, 2012, cités dans Forbes, 2019, p. 187). Si les dispositifs dominants de l’EPC visent l’auto-optimisation de chaque individu et considèrent le moi comme étant distinct et indépendant des autres, les tenants de ces approches critiques cherchent plutôt à réconcilier la transformation personnelle et le changement social, en postulant l’insécabilité de l’individu et du collectif ainsi que l’interdépendance de chacun avec tous les êtres (Forbes, 2019). Nous revenons, dans ce qui suit, sur les subjectivités potentiellement soutenues par les premières formes de la PC, et abordons ensuite ce que l’une et l’autre des deux approches occultent, chacune à sa manière, en resituant la PC dans un double mouvement de sécularisation en Occident.

2. En termes de subjectivation

Si nous reprenons nos deux hypothèses de travail foucaldiennes, en considérant que la PC s’inscrit dans cet ensemble que nous avons désigné sous le terme de techniques pédagogiques, il convient à ce moment-ci d’interroger ces dispositifs au regard des types de subjectivités et de rapport au monde qu’ils soutiennent. Nous proposons dans ce qui suit d’analyser ce à quoi l’EPC, telle qu’elle a été largement diffusée, renvoie en termes de subjectivation potentielle. Que dessine-t-elle du côté de la construction des sujets, notamment les élèves? Quel(s) rapport(s) à soi et aux autres entraîne-t-elle? In fine, quelle éthique du sujet est en jeu? Nous revenons ensuite sur notre première hypothèse afin d’examiner comment la PC s’inscrit non pas tant comme sécularisation d’un bouddhisme oriental que conséquence d’une déspiritualisation progressive du souci de soi caractéristique d’une évolution du christianisme en Occident.

2.1. Une nouvelle figure de l’enfance : une métaconscience sans Autre

Comme nous l’évoquions avec Foucault, la subjectivité se constitue par le biais des différentes formes de savoirs et d’expertises déployées dans les pratiques de gouvernementalité (voir supra, Introduction), dont font partie les dispositifs pédagogiques. Les pratiques quotidiennes dans l’école contribuent à produire et à réguler les sujets; et les constructions discursives de la subjectivité des élèves qu’elles mobilisent – ce que l’on dit d’eux – affectent leur compréhension d’eux-mêmes tout comme leurs relations aux autres (Drew, 2020). L’enfance, figure « sans cesse réémergente [qui] varie dans l’espace et le temps » (Turmel, 2013, p. 33), est une construction historique et culturelle. Ainsi, la signification qu’elle prend et les interprétations qui en sont faites sont ancrées dans ces contextes (Turmel, 2013). Ces contextes doivent être analysés au sens où les attentes normatives vis-à-vis de l’enfance en découlent, la figure de l’enfant (normal/anormal) étant révélatrice des motifs du contrôle social (Jenks, 2005).

Smith (2012), s’appuyant sur le travail préalable de Jenks (2005), examine la manière dont ces figures contemporaines de l’enfance donnent forme à des pratiques éducatives spécifiques. À l’instar de Foucault, Smith propose d’envisager ces figures comme des symptômes de configurations spécifiques de pouvoir/savoir, tout en reconnaissant que les formes passées ne disparaissent pas avec leurs époques, mais restent « vivantes et manifestes. » (Turmel, 2012, p. 71). Ainsi, dans la modernité « première » du projet humaniste, la figure de l’enfance prédominante est celle de l’enfant dionysien, enfant par nature malin et corrompu, qui conquiert son innocence par le baptême (dichotomie moral/immoral). L’éducation, qui vise alors la préservation de cette innocence par la contrainte externe s’appuyant sur la religion ou la philosophie, a pour finalité la production d’un sujet moral par l’expulsion de toute inclination qui menacerait la cohésion du monde des adultes (Jenks, 2005). Une autre figure de l’enfance émerge à partir du XVIIIe siècle, avec le « nouvel ordre industriel moderne », celle de l’enfant apollinien, figure de l’innocence innée qui sera progressivement adossée à la science. L’éducation de l’enfant apollinien a pour finalité la production d’un sujet unique, d’un sujet-individu bien adapté (dichotomie adapté/inadapté) – quoique toujours séparé du monde adulte –, par le biais de pratiques de manipulation, de pédagogies plus subtiles visant davantage le développement psychologique (qui englobe dorénavant le bien-être moral) et le bien-être individuel (Smith, 2012).

Smith considère qu’une nouvelle figure de l’enfance se développe avec l’essor du néolibéralisme caractéristique des démocraties libérales avancées. Quoiqu’il ne soit pas monolithique, ce « libéralisme avancé » gravite autour des notions de compétition, de choix et d’entreprise, notions qui traversent les stratégies contemporaines de conduite des conduites. L’idée de l’enfant en tant qu’acteur social compétent, en tant que participant à la société, et non comme un apprenti adulte, qui est développée par la nouvelle sociologie de l’enfance et qui est reprise par les rationalités libérales avancées, résonne avec l’idée d’un sujet auto-optimisé. C’est ainsi la figure de l’enfant athénien, enfant compétent, associée au regard qu’il porte sur lui-même – Athéna jaillissant de la tête de Zeus entièrement constituée –, qui émerge, soutenue par des dispositifs pédagogiques afférents :

Traduit en théorie et en pratique pédagogiques, le sujet compétent nouvellement constitué par le discours sur le développement se prête à de nouvelles formes de conduite visant à lui inculquer la capacité de surveiller et d’ajuster ses désirs, ses attitudes et son comportement conformément aux objectifs éducatifs de l’institution*.

Smith, 2012, p. 30

Ce changement ouvre certes sur de nouvelles possibilités, mais il implique également des formes de contrôle qui sont potentiellement délétères pour les enfants. C’est sur les épaules des élèves, en tant que sujets responsables, compétents et réflexifs, que repose dorénavant une réussite qui ne dépendrait que de leur responsabilité, ou un échec dont ils seraient entièrement coupables. L’EPC (et d’autres initiatives d’éducation émotionnelle), responsabilise l’enfant en tant qu’agent de son propre bien-être, capable de rationalité vis-à-vis de ses affects, apte à développer des émotions assurées et positives, mais aussi à même d’affronter celles qui seraient négatives (colère, frustration, tristesse) par le biais des stratégies d’autocontrôle qui permettraient de réguler leur intensité et leur durée.

En somme, les dispositifs d’EPC enseignent aux enfants à comprendre leurs mécanismes internes et psychoaffectifs, et de plus en plus ceux neuropsychologiques, qui les constitueraient a priori. En ceci, ils s’inscrivent dans une vision spécifique de la psychologie des individus, promouvant une sorte de pédagogie de l’autofondation au sein de laquelle les élèves peuvent en arriver à croire qu’ils sont « aux manettes » (De Vos, 2016). Ne plus être aux prises avec les agitations quotidiennes de la vie des autres, chercher en soi-même ce que l’on est en train de faire, échapper à tous les risques, toutes les dépendances et les asservissements, constitue in fine une éthique de la maîtrise.

Dans la PC, la vigilance sur l’instant présent et l’attention insistante sur l’« ici et maintenant » ont comme visée centrale une transformation du sujet (devenir moins stressé, plus calme, plus en accord avec la nature environnante, débusquer les biais et construits sociaux et, nous l’avons vu, être plus généreux, bienveillant et compatissant). Mais quel est le sujet visé? Quelle fabrication est en cours?

Nous faisons l’hypothèse qu’en creux, l’arrière-plan de ces pratiques montre un sujet sans Autre[8] ou, comme l’écrirait Benasayag (2004), un « individu » à comprendre comme in-divis (non divisé). Le sujet s’entraînant aux exercices de la PC ne reconnaît pas une altérité « en lui », comme cela pouvait être le cas avec le sujet du désir dans la conception clinique de la première moitié du XXe siècle, ou ne reconnaît pas une altérité « hors lui » (et le monde), comme cela pouvait être le cas avec la notion antique de daimôn. Non seulement la concentration sur l’instant présent évite de considérer le réservoir inconscient des signifiants qui habite les sujets depuis leur histoire intime et incarnée (Lacan, 1966), mais envisage le monde comme un dérangement qu’il convient de faire taire ou de maîtriser par l’introjection du monde en soi. On le comprend, dans l’un et l’autre des aspects, c’est la division du sujet (avec l’Autre en soi ou avec l’Autre au monde) qui est forclose. Si une relation se met en marche, c’est de soi à soi, et parfois de soi au monde, dans une sorte de ballet clos qu’aucun spectateur n’est invité à apprécier. Ce métasujet (qui parle à lui-même), cette « métaconscience » transparente est en cohérence avec les effets du double mouvement de sécularisation tel qu’il s’est opéré en Occident.

2.2. Sortir du mystère : la déspiritualisation des ascèses

Giorgio Agamben (2008) avance la thèse que l’économie des sujets pourrait s’interpréter dans le cadre d’un « paradigme théologique sécularisé » (p. 19). Par économie (oikonomios) des sujets, on entend précisément l’ensemble des techniques de gouvernementalité : celles qui « administrent » le vivant (Zoe); qui contrôlent et « dirigent » l’activité; qui « disposent » les êtres humains pour tel ou tel ordonnancement. En résumé, celles qui exercent un pouvoir pour produire des sujets. Nous avons postulé plus haut que les dispositifs pédagogiques participaient de cette gouvernementalité. Comment caractériser ce processus de sécularisation des économies et ses effets sur la production des sujets? Nous repérons deux moments historiques : un mouvement interne au christianisme et un mouvement externe à partir de la modernité. En effet, si la plupart des écrits sur la PC, qu’ils la promeuvent ou la critiquent, l’inscrivent dans la diffusion et la sécularisation d’un bouddhisme venu de l’Orient, les écrits d’Agamben et de Sloterdijk permettent de l’envisager comme l’aboutissement d’une double sécularisation inhérente à l’histoire chrétienne occidentale.

Dans un premier temps, en suivant les propositions d’Agamben, la sécularisation est rendue possible par un retournement qui transforme « l’économie du mystère » en « mystère de l’économie » (Agamben, 2017). Dans la tradition chrétienne, ce qui est en jeu est, selon une perspective eschatologique, la question du salut. La vie éternelle (Zoe aionios) procède de la résolution d’un « mystère » (à entendre doublement : comme ce qui a trait au caché et à l’inexpliqué, mais aussi comme « dramaturgie »[9]) qui voit la victoire du Verbe incarné lors du jugement dernier et, conséquemment, la chute des forces du mal que l’on désigne selon les occurrences comme Satan, fils de la destruction, Antéchrist, apostat, ténèbres, etc.

Ainsi, dans la tradition chrétienne, la conduite (direction, gouvernement, économie) des êtres vivants est « orientée » (littéralement) vers cette perspective sotériologique que l’on comprend comme un « mystère ». Il s’agit bien d’une économie du mystère (le « du » est ici génitif et marque la possession) : c’est-à-dire que le « drame » qui se joue chez les êtres humains procède d’un scénario nécessitant la mise en oeuvre d’une économie particulière et qui ne demande pas a priori que certains se chargent d’orienter les sujets vers telle ou telle direction (ainsi dans le dogme princeps il n’est point nécessaire de recourir à des « pédagogues » ni à des « pédagogies »).

Un premier mouvement à l’oeuvre dès les premiers siècles de l’ère chrétienne[10] consiste à faire de l’économie inhérente à la perspective du mystère (et y appartenant) un mystère en soi (mystère de l’économie = « de », qui est ici attributif et marque un rapport qualificatif), alors qu’elle n’en est que la condition praxique. Ainsi, il s’agit de mettre en discours l’activité en-soi (par exemple le jeûne, la confession, la contemplation…), alors qu’elle n’est primitivement qu’une praxis destinée à servir la providence qui l’engendre (Agamben, 2008). En ce sens se crée un corps de directeurs de conscience, de ministres de bonne conduite, de gouverneurs divers et variés prompts à « conduire la conduite ».

Peter Sloterdijk (2015) décrit le second mouvement de sécularisation opéré à l’époque moderne. Considérons que la modernité se fonde sur un projet d’autoformation et d’autoélévation de l’homme par l’homme (p. 15), projet que l’on pense de manière autonome et affranchie des puissances divines ou, comme l’écrit Sloterdijk, sans considérer « l’autorité d’une autre vie dans cette vie » (p. 44). Il s’agit de produire des techniques de soi et des autres suffisamment solides pour remplir ces intentionnalités. En référence aux travaux de Nietzsche, on comprend ces techniques dans un sens d’élévation verticale : parvenir à devenir une créature supérieure à soi-même (cette verticalité est polarisée si l’on joue sur les couples imparfait/parfait, vulgaire/noble, impuissant/puissant, non-contrôle/maîtrise, ignorance/savoir, aveuglement/illumination, etc.) (p. 28).

À l’ère chrétienne, cette verticalité se jouait sur deux espaces-temps définis depuis leur séparation-articulation : le temps du monde versus le temps de la vie éternelle (Agamben, 2000); le monde versus le Royaume de Dieu; la cité terrestre versus la cité céleste (Augustin, 426/1994), « sur la terre comme au ciel », etc. La modernité rabat l’axe vertical sur un même monde (l’ici et maintenant) inaugurant un partage non pas des espaces et des temps, mais entre les acteurs : d’un côté les « acrobates », ceux qui s’exercent et parviennent par des programmes d’efforts à « augmenter » l’homme (anthropos) en eux (« surhomme[11] » chez Nietzsche), de l’autre la masse n’y parvenant pas (le « camp de base » chez Sloterdijk, 2015).

Le projet moderne, à la suite de Nietzsche, est bien un projet de retour antique (préchrétien) où le souci de soi n’est plus dédié à une instance autre, mais consiste en un ensemble d’exercices de type ascétique entraînant l’être humain à se renforcer et à s’amplifier pour mieux gérer son existence (la vie n’est plus envisagée que comme dépassement constant de soi-même).

« Si l’homme produit effectivement l’homme […], il le fait par la vie dans les exercices », écrit Sloterdijk (2015, p. 15). Si l’on considère que l’exercice de la PC est, comme toute technique de gestion de soi, un exercice entrant dans le vaste ensemble des exercices[12] spiritualo-gymnastiques, on postulera avec ce philosophe que l’exercice de la PC participe d’une « déspiritualisation des ascèses » (p. 93) propre à l’époque moderne. L’exercice de la PC s’inscrit dans le vaste ensemble des anthropotechniques modernes, c’est-à-dire des « procédés d’exercices mentaux et physiques avec lesquels les hommes des cultures les plus diverses [tentent] d’optimiser leur statut immunitaire cosmique et local face à de vagues risques pour la vie et de certitudes aiguës de la mort » (p. 24) (voir aussi Sloterdijk, 2000).

L’hypothèse que nous explorons est que la PC telle qu’elle est pratiquée en Occident dans les dispositifs pédagogiques procède bien d’une sécularisation, non pas tant de la spiritualité bouddhiste, mais des formes de vie chrétienne déspiritualisées et informalisées. Les caractéristiques de ce transfert (du monde chrétien au monde contemporain déchristianisé) peuvent se résumer à quelques traits distinctifs : passage d’une forme de vie (forma vitae) vécue comme voeu et aspiration (Agamben, 2013) à une forme de vie pensée comme exercisation; retournement des attractions verticales (d’un « haut » qui appelle, donne et gouverne à un « haut » qui s’érige comme simple objectif d’extraction du camp de base); transformation d’une ascèse vécue comme don de soi adressé à un Autre en une série d’exercices vécus comme amélioration narcissique de soi ou transformation sociale au sein d’un projet d’autofondation; désenchantement de l’espace-Autre (la clairière chez Heidegger) considéré comme Royaume habité dans la forme chrétienne et comme bruit à maîtriser dans la forme moderne; désertification des corps appelés à être lieux d’hébergement devenus machineries à maîtriser et parfaire.

Conclusion provisoire

La diffusion massive de l’EPC dans les écoles pose donc de nombreuses questions à plusieurs égards. En ce qui concerne la PC en éducation, force est de constater qu’elle est le plus souvent empreinte d’un réductionnisme au service de l’efficacité personnelle, instrumentalisée au service de la société telle qu’elle évolue, effaçant toute trace des conditions sociales et culturelles qui la structurent, pour une meilleure acceptation du statu quo néolibéral requérant une optimisation de soi. Combinant narcissisme et hédonisme au service du bien-être individuel, elle promeut une plénitude du moi (ce que Forbes qualifie de Minefulness, 2019, p. 209) et non une conscientisation pleine.

Pour les tenants de la PC de l’éducation, il est nécessaire de resocialiser la PC (insécabilité du personnel et du social), de la repolitiser et de remettre en dialogue le soi et les autres (personnes mais aussi systèmes de croyances et cultures), et ce, au service d’une transformation non seulement personnelle, mais aussi sociale, en vue d’une libération collective. Elle postule une ouverture aux autres et la recherche du bien-être de tous.

Il s’avère donc que certains dispositifs de PC accordent une place plus importante aux autres (individus, croyances, cultures, etc.). Il reste cependant à s’interroger sur cette altérité et sa dimension plus ou moins radicale en ce qui concerne l’étant (I-amness de Forbes, 2019, p. 112). Si le soi peut être considéré comme faisant un avec l’univers (et donc les autres), l’hypothèse que nous esquissons ici, et qui constitue un chantier à poursuivre, est que l’Autre (dans le sujet / hors du sujet) semble le grand absent de l’une et l’autre des approches d’EPC.

Dans les dispositifs scolaires de PC, le sujet en construction semble supposé entier et transparent à lui-même. Il serait entier dans la mesure où il n’aurait pas « à faire » avec une instance métaphysique quelle qu’elle soit (Dieu, Dharma, Tao, Principe…), une transcendance avec laquelle il pourrait entrer en relation. Il est considéré à la fois comme vulnérable (aux risques de l’existence) et plein de capacités et de compétences qu’il conviendrait d’entraîner et de parfaire. C’est un sujet non divisé[13], sans mystère, sans instance intime d’interlocution, sans altérité en lui; un sujet solitaire dans son chemin d’« auto-libération » (Verlinde, 1998, p. 105) et d’auto-immunisation (Sloterdijk, 2015).

En creux, ce que l’on apprend, c’est que pour bien grandir et pour être heureux, il faut : se concentrer; considérer le monde comme un « bruit » qu’il convient de dominer ou de transformer par une activité mentale appropriée; préférer la maîtrise de soi à la méprise de l’Autre; viser l’en-stase (Eliade, 1954) plutôt que l’ex-tase (c’est-à-dire littéralement la rentrée en soi plutôt que la sortie de soi vers l’Autre).

Ainsi que nous l’avons évoqué ci-dessus, cette hypothèse constitue un chantier à poursuivre, en explorant notamment de manière empirique des dispositifs qui relèveraient de la PC en éducation et de la PC de l’éducation. Ce chantier requiert également un suivi théorique sur la place du moi, des autres et de l’Autre dans le long processus de sécularisation en Occident. Nous pensons avoir posé ici les jalons pour la poursuite de ces analyses.