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Introduction

Quelle est la participation des enseignants du primaire à l’élaboration des contenus qu’ils enseignent? Comme l’a affirmé Chevallard (1985) dans la Théorie de la transposition didactique, toutes les institutions fonctionnent sous certaines contraintes qui conditionnent la production, l’utilisation, le développement et la transmission des connaissances. Plus largement, de nombreuses études (Hargreaves et Goodon, 2006; Terigi, 2007; Vercellino, 2020) interrogent les manières dont l’organisation du système scolaire structure les pratiques éducatives. Plusieurs de ces études, appuyées sur la lecture de Foucault (1985), font appel à la notion de dispositif pour penser l’école comme une configuration stratégique de divers éléments – la sélection des contenus, l’organisation spatiale et temporelle des savoirs, les règles et règlements, les énoncés psychologiques et pédagogiques, les formes de regroupement de la population scolaire, les attributions des acteurs dans la prise de décisions, parmi bien d’autres aspects – qui, pensés en réseau, conditionnent de manière stable les pratiques éducatives.

La conception de l’école moderne est régie par les hypothèses d’homogénéité, de simultanéité, d’hétéronomie et de temporalité (Trilla, 1985). Dans ce contexte, les enseignants sont perçus comme des techniciens qui mettent en pratique des moyens pédagogiques dans des programmes de formation élaborés sans leur participation. Dès lors, l’enseignant exerce une profession réglementée, soumise à l’autorité en raison de son statut de fonctionnaire de l’État (Birgin, 2006), sans place pour une reconnaissance de sa production intellectuelle.

Au cours des dernières années, cette école moderne a considérablement changé, et la société s’est profondément transformée (Dussel, 2006). Pourtant, divers noyaux durs (Baquero et Terigi, 1996) persistent, tels que l’organisation temporelle des savoirs, la répartition des responsabilités dans la validité des idées traitées en classe ou encore les exigences concernant le contrôle des apprentissages. Ces noyaux durs heurtent autant les fondements didactiques et pédagogiques des directives émanant des politiques publiques actuelles que les demandes auxquelles les enseignants font face.

Ainsi, si l’activité des élèves en classe est devenue un objectif central depuis plus de trente ans dans notre région[1], la formation continue des enseignants reste prodiguée dans des cours dispensés en dehors des écoles. Ces cours sont les moyens privilégiés pour introduire des changements énoncés dans les documents ministériels. Cette stratégie repose sur une division claire du travail entre spécialistes, qui fournissent des savoirs sur l’intervention à l’école et le guidage du travail en classe, et enseignants, relégués à l’application efficace des moyens qui leur sont donnés (Birgin, 2006).

Tout en ôtant aux enseignants la légitimité de cerner et d’étudier les problèmes qui découlent de leurs propres pratiques, cette modalité les subordonne subjectivement à des autorités à la fois externes à l’institution scolaire et dotées d’un grand prestige (par exemple, les chercheurs universitaires ou les spécialistes de l’ordre médical). Des problèmes relevant d’autres champs disciplinaires (psychologie, didactique spécifique, neurosciences, etc.) se substituent alors aux problèmes d’enseignement. Les nouvelles solutions élaborées se passent habituellement de la spécificité des conditions d’enseignement et ne décrivent l’espace social de la classe qu’au prix d’une réduction (Bronckart, 2007), car elles isolent chaque composante de cet espace – dans lequel les élèves et les enseignants interagissent à propos des connaissances que l’école vise à transmettre.

Nous considérons l’enseignant comme un sujet en situation de travail, traversé, dans ses décisions d’enseignement, par des conditionnements institutionnels qui ne déterminent pas complètement ses actions. Autrement dit, des espaces de liberté, des marges de manoeuvre plus au moins larges peuvent émerger d’une dynamique impliquant des composantes cognitives, personnelles, sociales et institutionnelles (Robert et Rogalski, 2002. Comme Sensevy (2007) le souligne, l’enseignement est un processus organiquement interactif qui comporte donc une forte composante d’incertitude (l’accomplissement des tâches des enseignants dépend du fait que les élèves atteignent les apprentissages souhaités). Dans ce sens, la notion de résistance au monde, à laquelle fait référence la psychologie du travail (Dejours, 2012), est particulièrement pertinente pour rendre compte de l’écart entre les intentions du travailleur et les résultats obtenus. Nous faisons l’hypothèse que la transformation de cette résistance, exprimée en principe par un certain malaise, dans un processus de réélaboration de l’action enseignante, est favorisée par la reconstruction collective des faits produits dans les classes (à partir de l’analyse partagée de quelques traces de l’activité effective). Ainsi, il est possible d’interpréter les connaissances mises en jeu lors des interactions et de comprendre les possibles ruptures dans la communication, non pas dans le but de déterminer ce qui a été mal fait pour le corriger, mais dans celui de soumettre à la discussion les messages implicites caractérisant les échanges.

La réalisation soutenue de ce travail conjoint (des enseignants et des chercheurs dans notre cas) ouvre un espace d’échange où la prise de parole des enseignants devient un des éléments essentiels du processus de subjectivation (Dejours, 2012), en particulier par la mise en évidence des contraintes institutionnelles qui influencent le travail, ainsi que par leur mise en questionnement. Cette analyse critique des régulations institutionnelles participe activement à une réappropriation du travail (en habilitant, par exemple, des nouvelles actions auparavant inhibées) impliquant la conquête d’une position d’autonomie intellectuelle, autant pour le collectif enseignant que pour chaque membre de l’institution.

Lors de conversations entretenues avec des professeurs de mathématiques, entre 2011 et 2019, nous avons eu accès aux difficultés qu’ils éprouvent lorsqu’ils tentent d’engager la participation des élèves dans les savoirs qu’ils veulent transmettre. Plusieurs enseignants nous ont semblé ne pas se sentir autorisés à élaborer des explications de ces difficultés, et leurs écoles ne comportaient aucun espace institutionnel pour élaborer de telles explications.

De plus, encourager les enfants à faire entendre leur voix dans les échanges en classe engendre une nouvelle incertitude pour les enseignants : Respectent-ils leur engagement d’enseigner aux élèves en passant autant de temps à discuter de ce que les enfants eux-mêmes ont proposé[2]? Ne s’éloignent-ils pas des prescriptions du programme? Leurs incertitudes sont également relatives aux exigences de contrôle des apprentissages : s’ils (les élèves) savent procéder de cette manière, devraient-ils, également, apprendre les procédures conventionnelles? Les parents acceptent-ils que les enfants développent leurs propres procédures?

Soulignons que de telles questions rendent compte de la multidimensionnalité des pratiques d’enseignement : les traditions scolaires, la place des parents, les exigences ministérielles, l’idée de responsabilité sociale de l’enseignement (Sadovsky et al., 2018).

Ainsi, en analysant de manière conjointe avec les enseignants quelques procédures arithmétiques non conventionnelles produites par les élèves, plusieurs connaissances mathématiques – et plusieurs relations mathématiques liées à ces connaissances non prévues – sont apparues. La reconnaissance de ces relations mathématiques de la part des enseignants a exigé de l’équipe de recherche de réfléchir au statut à leur donner dans la classe. Poser de telles questions nécessite un espace institutionnel pour étudier ces productions, puis les reprendre en classe. Il s’agit alors de les analyser, de discuter de leur validité, de proposer des généralisations possibles pour le travail pédagogique, d’identifier et de formuler des problèmes émergeant des scènes de classe. Les chercheurs en éducation ne peuvent contribuer à un tel travail que s’ils se détachent d’une attitude prescriptive et d’un regard évaluatif, pour assumer une position de collaboration avec les enseignants (Desgagné et al., 2001; Castorina et Sadovsky, 2018).

Les considérations ci-dessus ouvrent, de notre point de vue, un champ d’étude qui problématise les relations entre l’activité réflexive sur les pratiques des enseignants liées aux savoirs à transmettre en classe, la production de savoirs sur l’enseignement et la transformation de la subjectivité de l’enseignant. Nous nous appuyons sur l’analyse des échanges au sein d’un groupe de travail collaboratif sur l’enseignement, constitué d’enseignants d’école primaire et de chercheurs en didactique des mathématiques. Précisons que l’étude de ces échanges n’était pas initialement centrée sur des questions de subjectivité des enseignants.

Dans un premier temps, nous présentons l’approche collaborative privilégiée dans cette recherche ainsi que le dispositif de recherche qui a été mis en place. Nous rendons compte des aspects conceptuels et méthodologiques constitutifs de cette collaboration. Dans un second temps, nous analysons quelques échanges qui ont eu lieu au sein du groupe collaboratif afin de montrer le fonctionnement du processus de problématisation de l’enseignement. Nous examinons également deux épisodes qui contribuent à mettre au premier plan la dimension intersubjective de l’action enseignante. Dans un troisième temps, nous proposons une réflexion sur plusieurs tensions dans le travail collaboratif. En effet, les collaborations entre chercheurs et enseignants mettent toujours en question la fonction sociale de la recherche en éducation. À notre avis, ces questions requièrent la prise en compte de l’intervention de valeurs non épistémiques dans le processus d’enquête. Nous développons ensuite cette perspective dans un quatrième temps. Enfin, sur la base des développements précédents, nous considérons les relations entre travail collaboratif et subjectivité pédagogique. Nous tentons de rendre compte de la façon dont l’analyse partagée des problèmes d’enseignement modifie progressivement la perception que les enseignants ont d’eux-mêmes, de leurs possibilités d’analyse et des manières d’interpréter les idées des enfants.

1. Un dispositif de collaboration entre enseignants et chercheurs : problèmes conceptuels et méthodologiques

Une équipe de chercheurs en didactique des mathématiques de l’Université pédagogique nationale[3] de Buenos Aires (Argentine) mène depuis 2012 un travail collaboratif avec des enseignants du primaire. Ces études s’inscrivent dans une perspective développée par de nombreuses équipes de recherche depuis environ 30 ans, lesquelles postulent, avec des nuances, la nécessité d’une participation active des enseignants aux études sur les problèmes d’enseignement des mathématiques (Bednarz et Proulx, 2010; Roditi, 2013).

La recherche à l’origine de cet article s’intéressait à l’analyse des problèmes d’enseignement rencontrés par les enseignants dans leur pratique. Il s’agissait de construire un espace de discussion entre des enseignants et des chercheurs en didactique des mathématiques, qui se rencontreraient toutes les deux semaines pendant quatre ans. Le dispositif expérimental comportait quatre groupes, chacun composé des enseignants de chaque école et de deux chercheurs. Le travail de chaque groupe se centrait sur l’analyse des réalisations des élèves, des comptes rendus d’épisodes de classes, des événements prévus et imprévus, etc. Tout le matériel empirique était le produit d’une planification partagée par tous les acteurs de la recherche. Les échanges et discussions ont été enregistrés en audio et, à chaque nouvelle rencontre, les chercheurs faisaient une synthèse de la rencontre précédente (en s’appuyant toujours sur les enregistrements transcrits). Ces synthèses avaient pour finalité de reprendre les idées les plus débattues, d’identifier les sujets faisant résistance et d’objectiver la discussion. 

Sur la base de l’approche participative mentionnée plus haut, l’équipe a d’emblée adopté une posture de transformation des modes d’échange, historiquement configurés, entre chercheurs et enseignants. En effet, la collaboration requérait de tisser un lien horizontal, le postulat de ce travail collaboratif étant que l’enseignant est un sujet capable de reconnaître le caractère problématique de l’enseignement et de se reconnaître comme capable d’adopter une posture d’autonomie intellectuelle pour agir. Loin de penser ce positionnement comme un acte volontaire, nous anticipions des tensions et des résistances attribuables à des postures profondément enracinées, telles que le rôle de praticiens accordé aux enseignants et l’attribution de prestige accordée d’habitude aux chercheurs (Sadovsky et al., 2016).

La possibilité de définir des problèmes communs aux chercheurs et aux enseignants, de développer des stratégies d’action et d’analyser leur portée requérait, de la part des chercheurs, d’être disposés à revoir la pertinence et la validité de leurs propres cadres conceptuels. Ils devaient également réinterpréter leurs expériences de recherche antérieures en regard des contributions des enseignants. Réciproquement, les enseignants étaient appelés à se distancier, dans une certaine mesure, de l’immédiateté des situations didactiques analysées, en recherchant un équilibre dynamique entre l’engagement affectif et l’engagement évaluatif (Elias, 2002).

Ainsi, nous concevons le travail collaboratif comme un ensemble de pratiques dont les règles de fonctionnement sont produites et transformées dans la collaboration même et dont la finalité est l’analyse partagée de l’enseignement. Dans ce sens, il nous semble pertinent, d’un point de vue épistémique, d’étudier sa production, son développement et son effet sur l’enseignement et sur les conceptions des enseignants en tant que dispositif spécifique. Soulignons que dans ce texte, nous utilisons le terme dispositif pour référer à deux organisations très différentes : l’organisation scolaire, qui s’impose dans toute sa complexité, et celle qui résulte d’une manière de penser et de construire la collaboration entre enseignants et chercheurs.

Un ensemble de conditions ont contribué à un examen conjoint des problèmes pédagogiques dans le groupe : l’intention d’expliciter les hypothèses sous-jacentes aux interventions pédagogiques en classe, l’étayage des arguments des participants par la documentation produite en classe (travaux d’élèves, enregistrements ou comptes rendus d’épisodes de classe), l’analyse des enregistrements des rencontres et la production de synthèses des discussions de chaque réunion. Ces conditions ont favorisé la conquête progressive, non sans conflits, d’une interaction fondée sur la symétrie entre les apports des enseignants et ceux des chercheurs. Nous reviendrons sur ces questions dans la partie relative à l’intervention des valeurs dans le processus collaboratif (partie 4).

Parmi les documents apportés par les enseignants à l’espace collaboratif, les productions écrites réalisées en classe par les élèves ont eu une place prépondérante. Cette activité, bien plus que d’autres, a suscité un grand enthousiasme dans le groupe. La tâche ancienne – et routinière – de correction a cédé progressivement la place à un travail d’interprétation qui représentait un vrai défi. En effet, les productions des élèves n’étaient plus à classer comme « correctes » ou « incorrectes », et le nouveau regard porté sur elles a ouvert une voie particulièrement fertile pour problématiser l’enseignement. Ainsi, les enseignants ont retrouvé le goût de participer au développement d’un métier gratifiant, tout en participant à la formation d’une communauté de travail formée de leurs collègues et des chercheurs.

2. Du regard évaluatif à l’interprétation des productions des élèves

Les échanges au sein du groupe collaboratif ont amené les enseignants à encourager leurs élèves à produire leurs propres stratégies pour faire des opérations arithmétiques sans avoir nécessairement recours à des procédures conventionnelles. La mise en acte de cette pratique, soutenue par des conversations à l’intérieur du groupe collaboratif, a représenté un changement important pour plusieurs enseignants, comme l’illustre le dialogue suivant, au cours d’un bilan du travail du groupe, vers la fin de la première année de travail conjoint :

Enseignante 1 : Je me souviens quand nous avons commencé, je ne sais pas si c’était la première réunion, mais j’ai le souvenir de L [une collègue] disant : « Mes élèves n’arrivent pas à faire des soustractions. » Mais, qu’est-ce que nous comprenions à ce moment-là par « faire des soustractions »?

Enseignante 2 : Si nous entendions cette même phrase aujourd’hui, si elle disait cette même phrase, qu’elle ne dirait probablement plus de cette façon, nous comprendrions sûrement autre chose. Mais il me semble que ça montre le processus… aujourd’hui on n’entend pas la même chose, ou bien on ne pense pas de la même façon.

Pour ces enseignants, le sens des stratégies mises en acte par les élèves, initialement unique et partagé, s’est transformé à partir du travail collaboratif. En effet, les discussions autour de certaines productions des élèves dans les classes ont conduit à problématiser la notion même de soustraction. Plus généralement, un nouveau positionnement s’impose désormais aux enseignants :

Enseignante 1 : Ces réunions nous ont perturbées. Cette idée qu’il n’y a qu’une réponse possible, une seule façon de résoudre un problème, une seule façon d’y penser…nous ne pouvons plus la soutenir. Aucun retour en arrière n’est possible. C’est un parcours enrichissant pour l’enseignant et pour l’élève… Mais, en même temps, d’autres doutes ont émergé constamment.

Chercheur : Pourquoi aucun retour en arrière n’est possible?

Enseignante 2 : Parce qu’on ne peut plus revenir sur le fait qu’il n’y a qu’un chemin, et continuer à les guider pour « faire l’opération ». Maintenant, nous avons un éventail ouvert qui est merveilleux, on ne peut plus s’enfermer.

Enseignante 3 : Moi, je ne suis plus la même qu’au début. J’ai un autre point de vue, un autre regard, et d’autres préoccupations. Je me demande : qu’est-ce qui va se passer après ça?

Enseignante 4 : Je pense que les enfants ont ressenti la même chose que nous. Ils étaient habitués à ce que nous leur disions : « on va faire ça et ça ». Et maintenant, c’est différent. L’enthousiasme qu’on vit ici, on le porte dans la classe. Avant c’étaient sept ou huit enfants qui m’écoutaient, maintenant il y en a trente.

L’enseignante 3 attribue un sens au travail collaboratif qui lui renvoie une image transformée d’elle-même : je suis différente parce que j’ai vécu cette expérience. L’enthousiasme de l’enseignante 4 est attribuable à la réussite de son activité. Elle a réussi à surmonter une manière routinière d’enseigner et elle est aujourd’hui surprise face aux productions des élèves. Chaque fois, elle constate que les enfants se sentent convoqués par les défis qu’elle leur propose, ce qui favorise son regain d’intérêt pour son travail.

En se prolongeant tout au long des rencontres, l’activité d’analyse des productions des enfants est devenue un outil de clarification des idées mathématiques des élèves et de réflexion sur d’éventuelles interventions pédagogiques qui incorporent les idées des élèves aux connaissances enseignées : J’imagine déjà la classe, je voudrais savoir comment X va s’en sortir [enseignante faisant allusion à un élève].

Ce processus a permis progressivement à ces enseignants de trouver chez leurs propres élèves de nouveaux enfants capables d’élaborations diverses – correctes ou non, peu importe –, qui étaient jusqu’alors passées inaperçues dans la dynamique de la classe. Les enseignants sont à présent conscients que ce changement de regard sur les enfants est le produit d’un travail intellectuel original et collectif.

2.1 Deux épisodes pour comprendre les transformations des enseignants

Que veut dire « aider un élève »?

Les cahiers de certains élèves comportent des réponses erronées répétées, des procédures très basiques, ou simplement des tâches incomplètes. Les explications esquissées, l’analyse des tentatives pour amener les élèves à produire des réponses ajustées, conduisent à une question qui organise la suite des échanges : que veut dire « aider un élève »?

Une contradiction apparaît dans la manière d’interagir avec les enfants qui ne peuvent pas résoudre les tâches proposées. Parfois, quelques enseignants parlent de guider les enfants, et ils rapportent une série d’interventions qui finissent par provoquer la réponse attendue. Tout se passe comme s’ils imaginaient à l’avance un itinéraire pour aboutir à un résultat attendu. D’autres semblent plus enclins à essayer de comprendre ce que pensent les élèves en les incitant à expliciter leurs idées dans le but d’amorcer un dialogue. Pendant les échanges au sein du groupe de recherche, l’action de guider est différenciée de celle de promouvoir l’explicitation, jusqu’à ce qu’elle s’installe finalement comme un axe d’analyse des interventions des enseignants, sans penser que ces deux options (guider ou promouvoir l’explicitation) sont nécessairement des choix stricts caractérisant les interventions des enseignants(Sadovsky et al., 2019).

Lors d’une des rencontres, la question de l’aide aux enfants a occupé une place significative :

Enseignante 1 : Au-delà de la page blanche, l’intervention pédagogique devrait aider celui qui s’est trompé…

Enseignante 2 : De toute façon, qu’est-ce que c’est que l’aide? Parce que c’est ça ce que l’on envisage. Qu’est-ce que ça signifie, « l’aider »? […]

Enseignante 2 : Oui, j’y réfléchis, je repense à ce que signifie « aider un élève », parce que peut-être nous les avons aussi aidés. Mais comment les avons-nous aidés à s’y engager?

Enseignante 3 : Oui, je crois qu’à tout point de vue, il faut les aider pour qu’ils puissent avancer, mais aussi les aider à vouloir travailler, pas seulement aider ceux qui le font déjà.

Enseignante 4 : C’est lui [un élève] qui a expliqué comment il fallait faire, donc l’aide ne servait pas seulement à cet élève, mais aussi aux autres. Comprendre ce que ce garçon pense et peut faire est une aide pour lui-même et pour nous, ça nous permet d’en parler…

Enseignante 3 : Nous sommes sur la bonne voie, cela ne fait aucun doute. Avoir écouté l’expérience des autres était fondamental. Mais moi, de toute façon, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’une boîte noire : on ne finira jamais de comprendre pourquoi certains enfants ne stabilisent pas ce qu’ils semblent avoir compris, pourquoi ils ne réutilisent pas les idées comme on s’y attendait, pourquoi ils ne parviennent pas à entrer dans ce qu’on leur propose.

Notons ici une transformation du sens et de la fonction des questions des enseignants : il ne s’agit plus de questionner les enfants pour contrôler leurs connaissances, mais plutôt d’un réel intérêt à comprendre leurs idées, dans l’intention de guider l’enseignement. Les enseignants semblent remarquer que les idées des enfants sont constitutives du processus d’appropriation de l’objet de connaissance en classe. Considérer que la parole des enfants est essentielle suppose un changement dans la manière d’appréhender la participation des enseignants à l’activité éducative.

De même, les réflexions des enseignants nous ont permis de reconnaître l’incertitude comme un trait inhérent au processus d’enseignement-apprentissage : l’idée d’une boîte noire, l’affirmation qu’il y a quelque chose qui ne sera jamais entièrement compris, qui ne pourra pas être contrôlé, qui nous échappe, découlent de prises de conscience des enseignants sur leur propre travail et sont le résultat d’échanges soutenus et systématiques dans le groupe collaboratif.

Comprendre la manière de penser des enfants en situation didactique devient un droit et une exigence, même en sachant qu’il y a toujours des limites. Soutenir une position exploratoire semble une valeur heuristique pour l’enseignement, car elle fonde une forme d’échange dans laquelle les élèves sont informés que leurs idées, quelles qu’elles soient, ont une place dans la production de connaissances.

Que disent les feuilles blanches?

La prise en compte des idées des enfants devient particulièrement difficile lorsqu’ils ne parviennent pas à s’engager dans des tâches, ou qu’ils le font de manière très distante. Qu’est-ce qu’elles nous disent, ces feuilles blanches? Ce fut la question forte, déclenchée par la directrice de l’école après deux longues années de travail en groupe (Quaranta et al., 2021). Cette question est survenue alors qu’il y avait déjà une activité de type herméneutique à partir des productions des enfants. La page blanche appelle désormais l’équipe à comprendre la complexité de la situation didactique qui dépasse l’enfant concerné. En abordant la question de la directrice, il a été révélé qu’assumer une position d’exploration des idées de ces enfants – ceux qui n’écrivent pas ou ceux qui semblent absents – nécessite des actions spécifiques telle la création d’un espace de dialogue qui ne présuppose pas l’absence de connaissances et qui implique alors des interactions visant l’explicitation de ce qui ne pouvait pas être écrit. Projeter des actions, les élaborer, les mettre en oeuvre et analyser leurs résultats ont permis de créer de nouvelles significations pour le groupe collaboratif qui, en même temps, a modifié les activités considérées habituellement comme inhérentes au travail de l’enseignant et, donc, au fonctionnement de l’école.

3. Travail collaboratif et dispositif scolaire : tensions et défis

Le système éducatif accentue – et parfois, impose – un profil de l’enseignant en tant qu’acteur individuel (Benvegnú et Lerner, 2021). A contrario, l’activité dans l’espace collaboratif rend visible le caractère intersubjectif de l’enseignement :

Et, sans le vouloir, il nous est arrivé qu’au-delà de ces espaces organisés de rencontre, nous nous retrouvions en récréation, par exemple, à parler de choses qui nous arrivaient en classe.

Enseignant du groupe

Quatre arguments appuient le caractère intersubjectif de l’enseignement dans l’espace collaboratif.

En premier lieu, pour que la responsabilité des enseignants concernant l’apprentissage de tous les élèves soit institutionnellement assumée, des explications et des interventions doivent être recherchées lorsque les réalisations des enfants ne correspondent pas aux attentes. Compte tenu de sa nature conjecturale, le travail des enseignants nécessite des autres – c’est-à-dire, des collègues – afin d’être discuté, contrasté, validé.

Deuxièmement, l’analyse des productions des élèves auxquels les enseignants sont particulièrement attentifs (des élèves en difficulté, par exemple) s’enrichit lorsqu’il est possible de reconstruire l’histoire des rapports au savoir de ces élèves, ce qui implique, par exemple, d’avoir accès à ce qu’ils ont fait avec d’autres enseignants.

Lorsque nous analysons ce qui arrive avec les élèves, nous […] regardons toute la trajectoire, ce que je fais et ce qu’ont fait aussi les enseignants précédents. C’est là que nous pouvons nous questionner sur les erreurs, sur les réussites.

Enseignant du groupe

Cette histoire exige de prendre en compte à la fois les aspects épistémiques, le sens et l’affectivité, car selon Charlot (2007), le rapport au savoir doit être entendu comme un rapport au monde, à soi-même et aux autres. Ainsi, le regard des enseignants des années précédentes et les tentatives faites – celles des enfants autant que celles des enseignants – sont nécessaires à l’analyse. Il devient alors clair que toutes les feuilles blanches ne sont pas identiques. Le travail collaboratif permet de montrer que certains enfants ont sensiblement progressé et qu’il n’y a plus de traces de leur extranéité envers la tâche scolaire, tandis que d’autres vont et viennent. D’autres encore n’arrivent pas à s’intégrer dans les échanges portant sur le savoir qui se déroulent en classe. La dimension intersubjective de l’action pédagogique s’exprime surtout lorsque les enseignants réalisent que les élèves, plutôt que d’appartenir exclusivement à leur classe, sont des élèves de l’école.

Troisièmement, comprendre pourquoi certains enfants ne semblent pas attirés par un enseignement pourtant adressé à l’ensemble de la classe nécessite de mettre à distance les urgences de la pratique quotidienne. La tâche de réflexion engagée dans le travail collaboratif affecte les contraintes imposées par l’organisation scolaire et met alors la communauté éducative en tension.

Quatrièmement, considérer les parcours d’apprentissage comme des processus à long terme est un aspect central d’un projet éducatif inclusif (Terigi, 2009), mais cette position est parfois peu compatible avec les contraintes habituelles du dispositif scolaire. Des espaces institutionnels de collaboration entre différents acteurs de l’institution scolaire permettent de réaliser un travail critique sur les relations historiques entre le temps scolaire, les connaissances et les savoirs. 

Plusieurs arguments soutiennent cette mise en débat de la temporalité des apprentissages. D’une part, l’acquisition des grands axes thématiques de l’enseignement des mathématiques – le domaine additif, les nombres rationnels, la proportionnalité, etc. – se nourrit de « micro-connaissances » qui ne sont visibles qu’à travers l’analyse du travail de l’élève et qui se constituent à travers de procédures variées et complexes (Panizza et Drouhard, 2003; Sadovsky, 2004). La mise en jeu de ces procédures, qui ne suppose pas une progression linéaire et distribuée tout au long des années, est plutôt liée aux compréhensions se manifestant dans des contextes spécifiques et, de ce point de vue, une collaboration des enseignants au cours des années successives nécessite de les prendre en compte.

De même, nous supposons que l’apprentissage permet, à un certain moment, de donner un nouveau sens aux connaissances discutées précédemment. À cet égard, Chevallard (1985) réinterprète le concept freudien d’après-coup pour souligner que certaines expériences de connaissance peuvent prendre un sens nouveau à partir du moment où elles sont organisées, puis réécrites dans le système conceptuel des élèves. De cette façon, une temporalité étrangère à la linéarité – du passé vers le présent – typique de la démarche scolaire devient évidente. Autrement dit, la conception du temps scolaire linéaire est en contradiction avec les temporalités requises pour les apprentissages (Chevallard, 1985).

Ainsi, l’activité collaborative a favorisé le travail critique relatif aux nombreuses restrictions institutionnelles qui limitent – et parfois bloquent – un plein engagement dans l’apprentissage de tous les élèves. De cette manière, les marges de manoeuvre de l’action enseignante sont élargies (Robert, 2003) et, en ce sens, elles contribuent à la transformation de l’identité professionnelle des enseignants.

Les questions qu’est-ce qu’aider un étudiant? et que disent les feuilles blanches? constituent deux épisodes qui rendent compte de la dimension intersubjective de l’action enseignante, une fois adopté le caractère collectif et institutionnel des problèmes concernant l’enseignement.

À cet égard, encourager l’échange collaboratif dans le cadre de la recherche didactique a conduit à l’analyse des valeurs éthiques et politiques des acteurs qui y coopèrent. Nous traitons cette question dans la partie suivante.

4. Le dispositif de collaboration du point de vue des valeurs

Du point de vue de valeurs, l’expression travail collaboratif décrit une activité d’échanges productifs et renvoie à un positionnement positif à son égard. Dans notre cas – et dans celui d’autres chercheurs –, le travail collaboratif, selon ses différentes versions, part d’une question centrale : quelles sont les relations possibles entre les résultats de la recherche dans le domaine de la didactique disciplinaire et les pratiques enseignantes? Cette question engage la fonction sociale de la recherche : la production de connaissances est-elle orientée strictement vers la construction de théories ou davantage axée sur la contribution au champ des pratiques? Nous comprenons que, quelles que soient les réponses données, celles-ci présupposent un positionnement éthique de la recherche (Sadovsky et Castorina, 2021).

Pendant longtemps, l’effet limité de la production didactique sur l’action des enseignants a été pensé en termes d’obstacles ou de difficultés du système éducatif, sans remettre en cause la démarche des chercheurs (Bednarz, 2013; Roditi, 2013).

Une révision critique de la pratique des chercheurs a montré la prédominance d’attentes voulant que les résultats de la recherche soient directement appliqués aux pratiques d’enseignement, que les enseignants ne s’intéressent aux études des chercheurs que pour l’apport épistémique, que les situations proposées par le champ académique offrent une expérience éducative qui dépasse ce qui existe déjà (Robert, 2003). Ces attentes constituent une position régie par une division sociale du travail, historique, entre les producteurs du savoir et ceux qui l’exécutent, entre théorie et pratique (Sensevy, 2011). Cette dichotomie, conceptuellement justifiée dans la tradition académique, valorise les chercheurs et, dans le même temps, confirme l’enseignant dans une position réceptive – voire passive – par rapport à la production des savoirs. Dans un tel dispositif de collaboration entre chercheurs et enseignants, ces derniers tendent à attribuer toute autorité épistémique aux chercheurs. De cette façon, ils semblent s’attendre à ce que ces derniers possèdent toujours, indépendamment de toute lecture contextuelle, les connaissances nécessaires pour résoudre les problèmes pédagogiques auxquels les enseignants sont confrontés au quotidien. Il est fréquent, par exemple, que dans l’échange avec un chercheur un enseignant raconte une scène de classe et finisse par demander : est-ce que j’ai bien fait?, comme si le chercheur pouvait répondre, sans avoir besoin d’analyser ladite situation à l’aide de l’enseignant :

Enseignante du groupe 1 : Nous pensions que vous étiez venus nous enseigner. C’est pourquoi nous sommes arrivées avec beaucoup d’inquiétudes, en attendant des réponses. Il nous a fallu un certain temps pour comprendre que c’était à nous de trouver ensemble les réponses. Cette attente s’explique par l’histoire de chacune de nous avec les mathématiques. Nous partons de l’idée que nous n’en savons pas assez et qu’il faut que quelqu’un vienne nous expliquer.

Cependant, comme nous l’avons déjà mentionné, ces points de vue sont insatisfaisants pour de nombreux chercheurs (Bednarz, 2013; Robert, 2004; Roditi, 2013; Sensevy, 2011) qui ont compris la nécessité d’inclure l’activité des chercheurs et leur engagement éthique et politique dans les questions à enquêter (Maheux, 2013).

Les chercheurs qui adoptent une perspective intégrant les enseignants dans la production du savoir sur l’enseignement revisitent leurs propres valeurs éthiques. En ce sens, ils reconnaissent les enseignants comme des sujets intellectuellement autonomes, porteurs de savoirs nécessitant une explicitation – puisque ces savoirs ne sont pas souvent reconnus par eux-mêmes – pour avancer dans la compréhension des problèmes pédagogiques et didactiques. D’autres valeurs sont essentielles, telles que la construction de la confiance, la symétrie et la solidarité. La confiance implique la suspension de l’incertitude que les membres d’un groupe collaboratif peuvent avoir sur les intentions ou les actions de leurs collègues. C’est la reconnaissance que les différentes interventions sont destinées à contribuer véritablement à l’élucidation des problèmes abordés. La symétrie suppose la volonté de considérer comme équivalentes les contributions apportées par tous, en acceptant que la qualité épistémique de chaque contribution pourra être établie dans la discussion partagée. La solidarité suppose de s’engager avec les autres dans un projet commun jugé essentiel pour la finalité du groupe; c’est la reconnaissance personnelle et collective de la participation de chacun lorsque les différences sont acceptées sans être hiérarchisées. Cette participation dépend de l’horizon des idéaux et des objectifs collectifs, en fonction desquels l’apport des sujets peut être évalué (Honneth, 1997).

Chercher la symétrie dans la constitution de la collaboration n’implique pas de nier les différences entre chercheurs et enseignants. Dans le cadre de leurs études, les chercheurs développent des outils d’analyse qui peuvent contribuer au travail interprétatif dans l’espace collaboratif. En les mettant en oeuvre dans un travail partagé avec les enseignants, ils leur offrent la possibilité de s’approprier des instruments d’analyse typiques du domaine de la recherche. Cette transmission serait-elle éthiquement répréhensible? Pourrait-elle être assimilée à une prétention des chercheurs selon laquelle les enseignants adoptent leurs modes de pensée et de production des idées? De notre point de vue, les chercheurs ont plutôt une obligation éthique concernant le partage des outils d’analyse auxquels les enseignants, du fait de leur formation, n’ont pas eu accès, mais dont l’expérience montre qu’ils sont puissants pour reconstituer les faits des classes et approfondir ainsi la compréhension des problèmes qu’ils cherchent à traiter dans l’espace collaboratif. La résolution de ces questions est liée à la manière de concevoir et de développer la collaboration guidée par des valeurs de symétrie, puisque pour agir dans ce sens, il est nécessaire de se doter d’instruments rendant possible la recherche conjointe. Si les chercheurs, loin de se proposer comme des modèles à imiter, exposent le caractère incertain de leurs interprétations, expriment leurs doutes et acceptent de revoir leurs analyses face à d’éventuels désaccords, ils seront dans une meilleure position pour approcher le lien symétrique auquel nous avons fait référence.

Pourtant, certaines tensions sont inévitables, surtout celles concernant la volonté de partager des instruments d’analyse et les possibles glissements vers des situations dans lesquelles le point de vue des chercheurs prévaut de manière unilatérale. En effet, les valeurs énumérées ci-dessus sont le résultat d’une construction réalisée à long terme. Elles sont soumises, pour chaque acteur, à des tensions avec d’autres valeurs qui persistent. Il s’agit de promouvoir leur analyse – et éventuellement leur contestation – sur un plan où la dissidence et le consensus sont toujours admis. La prise en compte des valeurs, loin d’affaiblir la qualité du savoir produit – comme pourraient le penser ceux qui prônent une séparation nette entre les valeurs et les faits (Sadovsky et Castorina, 2021) – nous permet de proposer de nouvelles questions, lesquelles ne pourraient découler de la simple description des faits, par exemple, lorsqu’on ouvre un espace d’argumentation, constitutif des discussions lors d’un travail collaboratif, pour questionner ou soutenir la mise en jeu d’une valeur ou la comparaison avec une autre.

5. Considérations finales sur le travail collaboratif et la subjectivité enseignante

Pour éclairer la portée de nos réflexions, remarquons que l’étude de la subjectivité des enseignants n’était pas l’enjeu initial de la recherche. Pourtant, un nouveau regard sur les échanges, en particulier les passages révélant les changements des conceptualisations des problèmes d’enseignement et des interprétations des actions des élèves, permet de faire une hypothèse sur la puissance de subjectivation du groupe collaboratif.

En effet, quand on cherche à expliquer – à partir de l’analyse partagée – ce qui a été surprenant, déconcertant ou difficile à comprendre, on met en lumière certains traits du travail enseignant qui restent cachés dans le fonctionnement habituel de l’école. L’incertitude inhérente à une pratique organiquement coopérative et la possibilité de la compenser – même partiellement – en s’engageant dans le travail herméneutique requis par l’interprétation des productions des enfants appuient la subjectivation du groupe collaboratif. Celle-ci est également soutenue par la prise de conscience survenue au cours des discussions. Ainsi, certaines des limites imposées par l’organisation scolaire peuvent être dépassées si, comme le dit Clot (2008), « on construit une histoire commune de réorganisation du travail collectif par un collectif de travail ».

La rencontre d’enseignants et de chercheurs au sein d’un groupe de recherche, analysant les productions de leurs propres élèves – des productions qui résultent des activités proposées par les mêmes enseignants – et partageant différentes interprétations, a permis aux enseignants de rencontrer de nouveaux enfants. Ces processus de reconstruction ont nécessité des conjectures sur les significations en jeu dans les productions des élèves. De cette façon, les enseignants se sont progressivement éloignés des lectures façonnées par la standardisation, et ils se sont ainsi autorisés à explorer, à rechercher, à confirmer ou à relativiser des interprétations.

La reconstruction des histoires de vie de certains élèves dans le travail collaboratif a rendu visible la non-linéarité temporelle de leurs parcours d’apprentissage et a mis au centre des discussions une nouvelle appréhension du temps dans le dispositif scolaire. Il a été alors possible de concevoir le long terme comme constitutif d’une bonne partie des apprentissages, ce qui a conduit à l’établissement d’accords permettant de réviser, même partiellement, l’attachement historique des savoirs aux temps institutionnels. Ainsi, une analyse réflexive autour des pratiques enseignantes en groupe collaboratif élargit les marges d’action des enseignants dans les écoles.

Un aspect à souligner est l’acceptation progressive des différences de points de vue par les membres du groupe. Dans les premières rencontres, ces différences ont été évitées, comme si leur émergence allait engendrer une rupture, mettant en danger la pérennité du groupe. Un autre progrès fut la conformité à la valeur productive des différences, les légitimant et les concevant ainsi comme des moteurs de l’avancement des connaissances. La conquête de la confiance et de la symétrie comme valeurs partagées a été la condition pour s’impliquer dans la production d’arguments, dans la modification des perspectives, dans la diversification des points de vue et dans la participation cohérente aux discussions.

Les traits précédents montrent une pratique soumise à de nouvelles règles qui, contrairement à celles qui sont constitutives du dispositif scolaire, se construisent et se transforment au cours de leur élaboration. Dès qu’elles sont proposées au sein du groupe pour favoriser et préserver la production d’idées, ces règles permettent d’imaginer des solutions nouvelles aux problèmes posés par la pratique enseignante. C’est dans cette possibilité créatrice que réside la transformation de la subjectivité.

Notre analyse confirme la thèse de Clot (1999) selon laquelle seuls les collectifs d’enseignants activement constitués peuvent élaborer et valider de nouvelles options d’enseignement, au-delà des options historiquement permises dans le dispositif scolaire. Même si les enseignants étaient des agents contraints par les règles de l’école, les échanges dans l’espace collaboratif leur ont permis d’élargir leurs marges de décision (Robert, 2003). C’est au sein du dialogue intersubjectif et de l’action partagée qu’a eu lieu, pour chaque enseignant, une transformation de son regard sur lui-même (Dardot, 2011).

De façon convergente et en accord avec Pastré (2011) – qui s’inspire également des idées de Ricoeur – nous interprétons cette transformation comme une reconstruction personnelle des expériences vécues avec les élèves et les collègues. Autrement dit, c’est dans l’interaction avec les autres que ces enseignants se reconnaissent progressivement comme des acteurs de leur propre identité narrative.

Il est important de souligner – bien que cela ne soit pas l’objet d’analyse de cet article – que les chercheurs ayant participé à ce travail collaboratif ont modifié de manière significative leur conception sur la complexité des pratiques d’enseignement. Ce dialogue leur a permis d’accéder aux raisons évoquées par les enseignants relativement à l’acceptation, à la discussion, à la modification ou au rejet de certaines propositions pédagogiques et, en conséquence, les chercheurs ont eu la possibilité de revoir la place de la recherche à l’école. Ce point n’a pas été épuisé.

Cette analyse porte sur une expérience à petite échelle. Elle révèle une voie possible pour le développement d’une pratique institutionnelle englobant la production de connaissances sur le travail pédagogique des enseignants. Cette voie n’est en aucun cas unique et elle pourrait être interprétée comme une alternative à l’applicationnisme fréquent du domaine académique au domaine éducatif. Sa généralisation présente un problème spécifique qui devra être étudié à travers d’autres dispositifs à plus grande échelle. Les temps et les espaces institutionnels nécessaires à sa mise en oeuvre, ainsi que la volonté de ses acteurs de travailler en collaboration, sont quelques conditions, entre autres, qui en constituent des points de départ et qui exigent un dialogue avec les politiques publiques.