L’école, en tant qu’institution, ne peut faire fi des enjeux épistémologiques et éthiques de l’éducation dans ses différents champs disciplinaires ou professionnels, pas plus qu’elle ne peut le faire, à notre avis, en ce qui concerne la dimension transversale de ces enjeux, puisqu’ils sont au cœur de l’apprentissage du savoir-penser, du savoir-être et du savoir-agir. Seulement, la mise en relation des considérations éthiques et épistémologiques en éducation demeure peu explorée. Quels enjeux éthiques soulèvent les problématiques épistémologiques en éducation et en formation? Et, inversement, quels sont les enjeux épistémologiques liés aux questions d’éthique en éducation et en formation? Telles sont les questions centrales faisant l’objet du présent numéro de la revue Éthique en éducation et en formation.
Présentation du numéro par Mathieu Gagnon et Claude Gendron
La dimension éthique inhérente aux technologies numériques en éducation est rapportée par de nombreux auteurs (Choi, 2016 ; Downes, 2017 ; Jandrić et al., 2018). En tant que prolongement de l'action humaine dans le temps et l'espace, et en tant que formalisation des activités dans des environnements structurants, le numérique modifie l'action humaine ordinaire. Ainsi, l'introduction des technologies en éducation se retrouve sous une charge morale particulièrement intense, qui vient accroître la complexité de sa mise en œuvre sur le terrain et invite à un pas de recul pour penser et questionner les enjeux à court et à long terme. À titre d’exemple, Benade (2016) va jusqu’à interroger l’obsolescence des salles de classe.
Or, comme le questionnait Guay dès 2013, il importe de nous demander si l'école est en mesure d'assumer le bouleversement paradigmatique qu’impliquent les technologies numériques en éducation. Alors que Karsenti (2018) souligne systématiquement le succès de l'entreprise, dès lors que sont mises en œuvre des conditions de préparation adéquates, d’autres rapportent au contraire des modifications et des effets non négligeables sur l’enseignement et l’apprentissage (Wilmer, Sherman, & Chein, 2017). Qu’en est-il ?
Il convient de souligner que l'introduction des technologies numériques en éducation n’est pas sans conséquence, en outre, parce qu’elle vient modifier les responsabilités et les expertises des acteurs. Pensons par exemple aux enseignants qui peuvent en perdre la maîtrise au profit des ingénieurs IT. De plus, il importe de souligner la forte charge politique et sociale qui entoure les déploiements des technologiques numériques. À titre d'exemple, en décembre 2019, le Conseil d'État du Canton de Fribourg (Suisse) a dû répondre aux questions de « pédagogie, santé, égalité des chances, coûts pour les parents, sécurité, technologie, infrastructures, logistique » posées par de l'introduction obligatoire du Bring Your Own Device soit l’obligation pour les élèves d’apporter, à leur charge, le propre hardware informatique portable, pour la scolarité secondaire 2. Bref, les technologies numériques en éducation mènent à des transformations, des déplacements de compétences et de responsabilités et imposent des modes de fonctionnement aux acteurs (Lessig, 1999). Il importe donc de se questionner à ce propos sous l’angle de l’éthique, ce à quoi s’attardera ce numéro thématique de la revue.
Face à l'ampleur du défi, quelles réponses, ou du moins éclairages, les divers courants éthiques peuvent-ils apporter ? En quoi, par exemple, la neutralité stricte de l’utilitarisme minimaliste d’Ogien (2007), ou la promotion des diverses croyances personnelles du communautarisme de Sandel (2010) peuvent contribuer à organiser la gestion déontologiquement pertinente des technologies en éducation ? Comment l’éthique de la bienveillance et de l’hospitalité (Roux-Lafait, 2016) est viable dans la distance et dans l’asynchronie ? Ou faut-il engager une réflexion plus innovante pour y répondre ? Enfin, qu’en est-il du personnel enseignant par rapport à ces technologies (formation, responsabilités, implication, intérêt, contraintes, etc.) ? Qu’advient-il de la déontologie enseignante lorsque les connaissances sont disponibles en permanence et dans un flux qui dépasse de loin la capacité d’apprentissage humaine ?
Si ces préoccupations ne datent pas d'hier (CTIE, 2006), leur actualité, alors que le grand confinement a imposé la nécessité de généraliser les solutions numériques pour continuer à enseigner, est encore plus vive et ce questionnement est plus que jamais nécessaire.
https://www.erudit.org/fr/revues/ethiqueedufor/2021-n11-ethiqueedufor06580/
L’éducation et la formation sont aujourd’hui confrontées à un défi apparemment paradoxal et qui est pourtant le nôtre au moment de l’avènement de la démocratie où nous sommes: celui de l’individualisation de masse.L’éthique, dans ces domaines, est questionnée en conséquence.Ce dossier se propose d’explorer l’une des formes que peut prendre cette interpellation.L’éthique minimale –ou minimalisme moral–qui prend en particulier sa source chez John Stuart Mill et sa pensée de la non-nuisance à autrui(1859/1990) –est une proposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (2004, 2007a, 2013a, 2016). Il propose de défendre une conception négative de la liberté (ne pas être dominé, pouvoir faire tout ce qui ne porte pas directement préjudice à autrui), de rejeter tout maximalisme moral (doctrine qui recommande tout un art de vivre et non uniquement des principes de coexistence pacifique) et de s’en tenir à trois principeséthiques :égale considération de la voix de chacune tellequ’il l’exprime; indifférence morale du rapport à soi-même; non-nuisance à autrui. Ogien, dans un positionnement libertaire et égalitaire(2003/2008, 2007b, 2009, 2010, 2011), considère que lemoralisme (promotion d’une conception du bien particulière) et le paternalisme (imposition de ladite conception à autrui) sont à bannir de chaque compartiment de notre existence (politique, sociale, culturelle, amoureuse, sexuelle, médicale...).L’individualisme -qui désigne un mode de conception de la société et de la subjectivité humaine basée sur l’attribution généralisée du statut d’individu de droit pouvant prétendre à l’autonomie –doit être distingué de l’égoïsme, qui lui procède du jugement moral. La démocratie des droits de l’homme, c’est-à-dire la société qui fait des droits fondamentaux de chacun et de l’autonomie humaine sa pierre de touche et son principe d’organisation(Gauchet, 2017), sont ainsi les premières sociétés rigoureusement individualistes. L’égoïsme existe, lui, depuis toujours(Elias, 1987/1998), y compris dans les sociétés holistes (Dumont, 1983)Dans les démocraties libérales contemporaines, l’éducation (comprise au sens le plus large, qui incluttout ce qui participe àla formation du sujet humain) est individualiste, au sens où elle vise à accompagner chacun face à ce défi de l’autonomie individuelle (Foray, 2016 ; Singly, 2009/2010). Nombre d’institutions politiques et éducatives s’inscrivent dans cette même logique (Brugère, 2013 ; Corcuff, Ion et Singly, 2005).Cela ne signifie pas qu’elles promeuvent l’égoïsme rationnel (Rand, 1961/2018) ou la désintégration des sociétés-car l’individualisme crée aussi du lien (Singly, 2003, 2005) -mais qu’elles mettent en théorie les ressources de la société au service de l’autonomie des individus humains.Les recherches sur l’éthique minimale, l’individualisme et l’éducation à l’autonomie témoignentd’une commune volonté de garantir à chacun les moyens: 1° de répondre par lui-même à la question de la vie bonne; 2° de pouvoir agir concrètement -en gestes et en esprit -pour atteindrece but désirable. Cela semble mériter que l’on tentede les saisir de concert, ce qui pourrait ouvrir sur le dégagement d’unsystème cohérent articulant une conception de l’éthique (où le juste prime sur le bien), une conception du socialet une conception de l’éducationQue pourraitêtre une éducation à l’autonomie à la fois rigoureusement individualiste et minimaliste ? Comment définir la relation éducative dans ce cadre ? Comment penser, dans ce cadre toujours, la légitimité des institutions éducatives ? Quelles conceptions du vivre-ensemble de demain portent ces trois notions si on les lie? Le minimalisme est-il compatible avec toutes les conceptions de l’éducation libérale ? Quidde la logique des droits de l’enfant d’un point de vue minimaliste ? Plus globalement, quel abord des questions vives éducatives contemporaines est donc permis–ou au contraire obéré-si l’on tient à tenir ensemble ce triptyque minimalisme-individualisme-éducation à l’autonomie? Tellessont lesquestionscentralesfaisant l’objet du présent numéro de la revue Éthique en éducation et en formation.
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L’originalité des propositions d’Ogien lui a déjà valu de son vivant et juste après sa disparition en 2017 plusieurs dossiers visant à les discuter, du point de vuede la philosophie politique et de la philosophie morale (Abel et al., 2008 ;Merril et Savidan, 2017) ou des sciences de l’éducation –philosophie et éthique de l’éducation en particulier-(Durand et Fabre, 2014). Cependant, Ogien ayantpris vivement parti contre le retour de la morale à l’école (2013b), on peutremarquer une certaine focalisation des travaux de sciences de l’éducation discutant son œuvre sur la sphère scolaire et les relations éducatives entre majeurs et mineurs.Un objectif du présent numéro est justement de proposer une double extension dans la saisie de la proposition minimaliste en tant qu’éthique éducative. Extension spatiale, d’une part, en considérant l’ensembledes lieux formels (institutions éducatives, familles, clubs sportifs et artistiques...) et informels (groupes de pairs, parcours culturels et médiatiques singuliers...)où l’autonomie individuelle se développe(Foray, 2016, 2019).Extension temporelle, d’autre part -en prenant acte d’une redéfinition contemporaine des âges de la vie (Gauchet, 2004 ; Deschavanne et Tavoillot, 2007/2011) donnent une extension inédite à l’éducation et à la formation dans l’existence de chacun.e –en considérant également laformation professionnelle initiale et continue, l’éducation populaire, la formation tout au long de la vie, les logiques de Bildung(Espagne, 2019)...In fine, une proposition subsume ces deux logiques d’extension: penser l’éducation dans une société des individus de droit (Gauchet, 1985, 2008,2017). Une telle société est chargéede donner les moyens aux individus d’accéder à une autonomie qui leur est attribuée en droit, ce qui implique de repenser un certain nombre de logiques et de processus, en particulier éducatifs. Des notions comme celles de capabilités(Nussbaum, 2000/2008, 2011/2012; Sen, 1992/2000, 2010) -désignant les libertés réellement exerçables en contexte –participent à ce travail de refonte de nos outils intellectuels face à ce défi. A contrario, nombre de travaux critiques soulignent que hors d’un accompagnement optimal de toutes et tous –en particulier des plus vulnérables –faire de l’autonomie individuelle le but de l’éducation pourrait conduire à des dynamiques d’aliénation pouvant se prétendreà la fois socialement légitimes et moralement imputables à ceux qui en font les frais (Aubert, 2004/2017 ; Bauman,2002, 2005/2013 ;Castel,2003, 2009 ; Ehrenberg 1995, 1998; Rosa, 2010/2014). Bref, le nombre de situations à risque en termes de paternalisme(dans la conduite des indispensables accompagnements et mises à disposition de ressources qui conditionnent l’autonomie individuelle) et de moralisme (dans l’appréciation des réponses que chaque individu autonome apportera à la question de la vie bonne etdans la mise en relation de ce choix avec les péripéties de son parcours de vie)est important, et va croissant à mesure que le seuil d’exigence pour l’entrée dans la vie individuelle autonome s’élève (Gauchet, 2008).Leprésent numéro proposeainsiune discussion critique de la manière dont l’anti-moralisme et l’anti-paternalisme résolus du minimalisme éthique d’Ogien peuvent constituer desressources pour les éducateurs au XXIe siècle. Ces derniers doivent en effet agir pour permettre à d’autres individus de devenir autonomes et de le rester, mais l’attribution de ce but à l’éducation ne va pas sans un certain nombre de contraintes quant aux moyens mobilisables. En logique pluraliste et libérale, il ne s’agit pas pour les éducateurs d’imposer leurs propres conceptions du bien.La dissolution contemporaine des cadres normatifs que constituaient les mœurs et coutumesconduit aussi à devoir appréhender consciemment et reconstruire différemment un certain nombre de ressources mobilisées de longue date pour éduquer, avec une maximalisation des situations questionnant les éducateurs au plan éthique.Comment assumer éthiquement une responsabilité éducative avec cohérence et efficience dans ce contexte ? Les textes soumis pour ce numérotraiteront donc des articulations fécondes et des tensions révélatrices entre éthique minimale, individualisme et éducationà l’autonomie, et ce dans les domaines problématiques suivants :•Les enjeux liés au pluralisme religieux et culturel •Les enjeux sociopolitiques•Les enjeux pédagogiques•Les enjeux théoriques et critiques associés au minimalisme.On l’aura compris, le spectre ainsi offert est assez large. Ce sera donc la mise en dialogue, au sein de chaque orientation, destrois termesclés-éthique minimale ; individualisme ; éducation -qui constituera la pierre d’assise de l’ensemble des contributions, laquelle pourrapar ailleurs avoir une forte coloration thématique.L’objectif de ce dossier est ainsi avant tout de mobiliseraussi largement que possibleles potentialités heuristiques des propositions minimalistespour penser l’éducation à l’autonomie d’un individu de droit aujourd’hui.
Ce numéro d’Éthique en Éducation et en Formation examine le rapport à soi et sa constitution par des pratiques et des discours (Gros, 2002) dans les dispositifs éducatifs contemporains. En effet, les acteurs de l’éducation, y compris les chercheurs, conçoivent et mettent en œuvre des programmes et des plans, c’est-à-dire des dispositifs au sens de Foucault (Agamben, 2006; Foucault et Defert, 2000; Veyne, 2008). Ceux-ci fournissent une intervention « rationnelle et concertée » pour une « fonction stratégique dominante » (Foucault et Defert, 2000, p.299), créant une propension des personnes à la réalisation de certains actes (Raffnsøe, 2008). Si les dispositifs éducatifs offrent des occasions de devenir tel ou tel sujet, les personnes peuvent également les refuser, pour ne pas être « tout à fait gouvernées » (Dardot, 2011; Foucault, 2015).