Ce numéro thématique des Cahiers de recherche sociologique propose de réfléchir aux
transformations récentes et aux enjeux actuels des relations entre monde universitaire, milieux
artistiques et vie culturelle contemporaine. Il s’inscrit dans le prolongement du colloque Le rôle
culturel et l’action artistique de l’université contemporaine, organisé par le LABORATOIRE / ART ET
SOCIÉTÉ / TERRAINS ET THÉORIES (L/AS/TT) en collaboration avec la CHAIRE FERNAND-DUMONT SUR LA
CULTURE de l’INRS, en mai 2021.
Si le rôle culturel de l’université, entendu au sens large d’une action civilisatrice, est au coeur du
projet universitaire depuis ses origines, son action proprement artistique n’a pas été si souvent
portée à l’avant-plan. L’enseignement des arts a en effet évolué surtout à sa marge et s’est plutôt
organisé autour d’écoles spécialisées, d’académies savantes, de conservatoires. Or, la situation a
grandement évolué depuis la seconde partie du 20e siècle, particulièrement en Amérique du Nord
où les universités, s’éloignant du modèle européen, ont été amenées à jouer un rôle déterminant
sur les plans tant de la formation artistique que de la recherche-création ou de l’action culturelle
au sein des collectivités locales. Les arts participent de la sorte intimement à la réalisation des
trois missions centrales de l’université: l’enseignement, la recherche, le service à la collectivité.
Le Québec n’échappe pas à cette tendance. En enseignement, des programmes de formation
d’artistes et de travailleurs culturels se sont développés dans toutes les disciplines artistiques,
jusqu’au troisième cycle universitaire dans certains cas. Du côté de la recherche, un nouveau
champ dit de « recherche-création » s’est institutionnalisé, au moment même où se multiplient
en sciences sociales des projets collaboratifs de « recherche-action » avec les milieux culturels.
Enfin, les relations qu’entretiennent les universités avec les collectivités s’appuient en bonne
partie sur la mobilisation des arts et de la culture : qu’il s’agisse du développement des nouvelles
pratiques de médiation culturelle à partir des milieux universitaires, ou de la participation des
universités par l’entremise de ses départements et facultés artistiques à la formation de quartiers
culturels urbains et à la requalification des territoires (Noonan & Breznitz 2013). Ainsi, plus qu’un
simple lieu d’apprentissage artistique et créatif, les universités sont devenues des pôles
incontournables de l’écosystème culturel professionnel, une institution de soutien au
développement de ces pratiques, un lieu de socialisation et d’échange entre artistes et travailleurs
culturels, un centre d’expérimentation et un foyer de diffusion.
Les universités demeurent pourtant un angle mort de la sociologie des institutions artistiques et
de l’institutionnalisation des arts. Leur rôle culturel et leur action artistique n’ont été en effet
l’objet que de peu de recherche par rapport à d’autres institutions spontanément associées à ces
milieux : ministères de la Culture, conseils des arts et grandes institutions culturelles (musées,
bibliothèques, théâtres et orchestres). Or, l’intégration des arts au système universitaire pose un
grand nombre de questions de nature historique et sociologique. Au Québec, la Commission
royale d’enquête sur l’enseignement des arts (Rapport Rioux 1968) est un marqueur important
2
de ce tournant « postmoderne » (Corbo 2006). L’intégration des arts à l’université constituait en
effet la principale recommandation d’une commission portée alors par la conviction de l’entrée
dans une société « postindustrielle », et convaincue du rôle émancipatoire que l’art peut tenir
dans un tel contexte. L’intégration des arts à l’université n’a pourtant pas aboli le modèle
traditionnel des grandes écoles professionnelles, si bien qu’on retrouve au Québec, un système
hybride où coexistent grandes écoles d’art « à l’européenne » et facultés artistiques « à
l’américaine » (Poissant 2018). Qu’en est-il ailleurs ? Est-il souhaitable de maintenir la distance
institutionnelle entre les arts et l’université à la façon européenne, ou au contraire de la réduire
comme en Amérique ?
Il est intéressant de noter que cette intégration se produit au moment même où les universités
sont en pleine transformation. Plusieurs auteurs adoptent des points de vue critiques à cet égard,
diagnostiquant tour à tour son naufrage (Freitag 2021 [1995]), sa ruine (Readings 2013 [1996]) ou
sa destruction (Granger 2015). Ce que plusieurs de ces auteurs reprochent en fait aux universités
c’est bien l’abandon de leur rôle culturel, au profit d’une approche utilitariste. Selon Michel
Freitag, l’idée même d’université en tant que lieu de synthèse critique des connaissances est
attaquée par la montée de la recherche programmée et subventionnée, et par l’interdisciplinarité.
Une attitude affairiste des universités qui se traduit à la fois par la course aux programmes de
recherche subventionnés, par la fragmentation de l’offre de services et l’élaboration de
programmes sur mesure dans ce qui s’apparente parfois à une forme de clientélisme. Ainsi, on
est en droit de se demander quels rôles jouent les arts et la culture dans cette « grande course
des universités » (Musselin 2017) ?
Si le moment de l’entrée des arts à l’université correspond à celui de la transformation de l’idée
d’université, il correspond aussi à l’extension des notions de culture et de créativité. Université
créative, plutôt que culturelle, l’intégration des arts au sein des structures universitaires a
forcément entraîné nombre d’adaptations et de tensions (Lam 2020) : entre un mode
d’apprentissage traditionnellement axé sur la relation maître/apprenti et une formation prêchant
au contraire la diversification des influences intellectuelles ; entre la valorisation des savoirs
pratiques et celle de l’érudition ; entre création et recherche (Vandenbunder 2015). Plusieurs
chercheurs ont ainsi souligné la place inédite occupée par le discours et l’argumentation
esthétique dans les studios-ateliers des programmes de MFA universitaires (Thornton 2008; Fine
2018). D’autres (McRobbie 2016; Frenette 2017) notent au contraire l’appariement croissant de
l’offre de formations universitaires à la demande des industries culturelles/créatives. Si, dans un
premier temps, l’intégration universitaire peut être envisagée comme source d’une
intellectualisation de l’art, il peut aussi, dans un second, conduire à une réorientation effectuée
au détriment des considérations critiques, éthiques et esthétiques (Ramsay & White 2015). Le
thème de la créativité déborde de fait les départements d’arts (littérature, arts visuels, arts
d’interprétation) pour s’étendre dorénavant à l’ensemble des domaines universitaires. Une telle
conception est-elle alliée ou concurrente de la pénétration des arts à l’université ? Ce thème
favorise sans doute les rencontres entre univers scientifique et artistique, trouvant notamment
écho dans le développement des programmes de recherche-création. Après plusieurs décennies
d’institutionnalisation, ces pratiques n’échappent pourtant pas à la polémique (Lowry 2015;
Matcham 2014) : on les appuiera au nom d’une interdisciplinarité devenue incontournable, mais
on s’y opposera au nom de rationalités artistiques et esthétiques profondément étrangères aux
3
logiques purement technoscientifiques dominant actuellement les mondes de la recherche. La
recherche-création remet ainsi en question la représentation du travail artistique comme produit
singulier d’un travailleur inspiré, isolé et non subventionné. Ne contribuerait-elle pas du même
coup à constituer l’université comme l’abri privilégié des arts dans la nouvelle cité industrielle
(Sennett 1974) ?
L’intégration des arts et de la culture à l’université soulève dès lors une dernière question quant
à leur mobilisation, voire leur instrumentalisation, à des fins de marquage symbolique des villes
postindustrielles. En effet, arts et culture contribuent de façon manifeste à l’image créative et
dynamique d’universités qui deviennent parties prenantes de stratégies de développement
urbain. Le recours à des formes architecturales et des oeuvres d’art audacieuses concourt à la
spectacularisation des campus, alors que le développement d’institutions culturelles (galeries et
théâtres) au sein même des universités participe à l’attractivité des populations étudiantes et à la
« studentification » des centres-villes (Harr 2011). Ces stratégies s’étendent désormais au-delà
des limites des campus (Addie 2019; Bose 2015), questionnant le rôle des universités dans la
redéfinition du cadre bâti et de la vie culturelle des territoires (Bordeaux & Deschamps 2013), non
seulement à titre de pouvoir culturel, mais aussi de pouvoir foncier et d’acteur immobilier de la
ville postmoderne.
Axes
Ce numéro est une invitation à interroger les causes et les conséquences des transformations
concomitantes aux mondes de l’art, de la culture et des universités au cours de la période récente
en s’interrogeant sur leurs rôles, statuts et significations sociaux, et ce à l’échelle nationale et
internationale. Les auteur.e.s sont invité.e.s à développer leur proposition d’article en regard des
questions relevant des trois axes suivants.
1. L’université, institution culturelle en évolution
Quels sont les rapports historiques et actuels entre milieux universitaires et milieux culturels ?
Quelle est la nature des attractions et répulsions réciproques entre ces milieux ? Quelle part les
arts et la culture ont-ils tenue dans la définition et la réalisation des missions universitaires, et
quels rôles tiennent-ils dorénavant dans cette évolution ? Y a-t-il place pour des politiques
culturelles en milieu universitaire ; quel serait leur rôle en relation au développement des
missions centrales de l’université ; quel serait leur statut par rapport à celles des autres pouvoirs
publics (nationaux, régionaux, locaux) ? Dans quelle mesure l’université doit-elle tenir un rôle
culturel élargi au sein des collectivités locales, un rôle de médiation culturelle ?
2. L’université, nouvel espace de recherche, de création et de médiation
Que représente le nouveau statut d’artiste-professeur-chercheur en milieu universitaire ? Et que
signifie l’université pour les artistes qui y étudient et y enseignent ? Quelle est la nature des
relations entre formation professionnelle et recherche savante, entre recherche et création, entre
création et médiation ? Comment interpréter le développement et l’institutionnalisation récents
dans les universités des pratiques de recherche-création, de recherche-action en milieu culturel
et de médiation culturelle ? Comment interpréter l’extension du modèle de la recherche-création
au-delà du secteur des arts (en communication, en éducation, en science) ? Quel rôle les
4
chercheurs des sciences sociales et humaines occupent-ils dans le développement des milieux
culturels, notamment à travers les formes de recherche-action collaborative ou partenariale avec
le secteur culturel ? Quelle place les pratiques de médiation culturelle tiennent-elles à l’université,
dans le contexte de ces alliances entre recherche et milieux culturels ? Quelles sont les
répercussions de ces nouvelles pratiques sur la structuration des milieux et institutions artistiques
professionnels, ainsi que sur les conceptions de l’art et des métiers artistiques ?
3. L’université créative dans la ville postmoderne
Dans quelle mesure l’université participe-t-elle à la structuration des villes et territoires par ses
actions non seulement culturelles, mais aussi immobilières ? Quelle est la nature de la
mobilisation des arts et de l’architecture dans ces développements ? Quel rôle les arts et
l’architecture jouent-ils dans l’aménagement des campus ? En quoi l’art et l’architecture
contribuent-ils aujourd’hui à la construction de l’image publique des universités, à leur marquage
symbolique dans la ville, à leur pouvoir iconique ? Quelle place physique et symbolique les
institutions culturelles universitaires (galeries et théâtres) occupent-elles sur les campus ; quelle
est leur contribution à la vie des communautés universitaires ; quelle est leur force d’attraction
des clientèles universitaires ? Quel rôle les universités jouent-elles dans le développement et
l’animation culturelle des quartiers dans lesquels elles sont implantées? En quoi, la présence de
campus universitaires et l’effervescence culturelle qu’ils génèrent contribue-t-elle à forger l’image
créative des villes ; en quoi la puissance iconique des universités est-elle partie prenante de la
ville créative ? Dans quelle mesure la crise sanitaire et la délocalisation des activités universitaires
remettent-elles en question le lien historique entre espace physique et espace culturel?
Coordonnateurs du numéro
Guillaume Sirois Guy Bellavance
Professeur adjoint Professeur titulaire
Département de sociologie Centre Urbanisation Culture Société
Université de Montréal ` Institut national de la recherche scientifique
5
Ouvrages cités
Addie, Jean-Paul D. (2019). "Urban(izing) University Strategic planning: An Analysis of London and
New York City." Urban Affairs Review 55 (6):1612-1645.
Bordeaux, Marie-Christine & Deschamps, François (2013). "Les établissements d’enseignement
artistique comme lieux ressources pour leurs territoires", dans Éducation artistique,
l’éternel retour ? Une ambition nationale à l’épreuve des territoires. Toulouse, Éditions de
l’Attribut: 99‑127.
Bose, Sayoni (2015). "Universities and the redevelopment politics of the neoliberal city." Urban
Studies 52 (14):2616-2632.
Corbo, Claude (dir.) (2006). Art, éducation et société postindustrielle: Le rapport Rioux et
l’enseignement des arts au Québec 1966-1968. Sillery : Les éditions du Septentrion.
Fine, Gary Alan (2018). Talking Art: The Culture of Practice and the Practice of Culture in MFA
Education. Chicago: University of Chicago Press.
Freitag, Michel (2021 [1995]). Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie
politique. Montréal: Presses de l’université de Montréal.
Frenette, Alexandre (2017). "Arts Graduates in a Changing Economy." American Behavioral
Scientist 61 (12):1455-1462.
Granger, Christophe (2015). La destruction de l’université française. Paris: La Fabrique.
Haar, S. (2011). The City as Campus: Urbanism and Higher Education in Chicago. Minneapolis:
University of Minnesota Press.
Lam, Alice (2020). Hybrids, identity and knowledge boundaries: Creative artists between
academic and practitioner communities. Human Relations 73(6): 837-863.
Lowry, Glenn (2015). "Props to Bad Artists: On Research-Creation and a Cultural Politics of
University-Based Art." RACAR: Revue d’art Canadienne/Canadian Art Review 40 (1):42-46.
Matcham, D. (2014). "Practices of legitimacy and the problem of artistic research." Arts and
Humanities in Higher Education, 13(3), 276–281.
McRobbie, Angela (2016). Be Creative: Making a Living in the New Culture Indutries. Cambridge;
Malden: Polity Press.
Musselin, Christine (2017). La grande course des universités. Paris: Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques.
Noonan, D S., & Breznitz, S. M. (2013). Arts Districts, Universities, and the Rise of Media Arts. In
M. Rushton, & R. Landesman (Eds.) Creative Communities: Art Works in Economic
Development. Washington D.C.: Brookings Institution Press: 118–143.
Poissant, Louise (2018). "De l’école à la faculté: l’intégration de l’enseignement des arts à
l’université." In L’Université du Québec, 1968-2018: 50 ans de contributions éducatives et
scientifiques au développement du Québec, edited by Pierre Doray, Edmond-Louis
Dussault, Yvan Rousseau and Lyne Sauvageau, 583-600. Québec: Presses de l’Université
du Québec.
Ramsey, P. & White, A. (2015). "Art for art’s sake? A critique of the instrumentalist turn in the
teaching of media and communications in UK universities." International Journal of
Cultural Policy, 21(1), 78-96
Readings, Bill (2013 [1996]). Dans les ruines de l’université. Trad. Nicolas Calvé. Montréal: Lux.
Sennett, Richard (1974). "The Artist and the University." Daedalus 103 (4):217-220.
Thornton, Sarah. 2008. Seven Days in the Art World. New York; London: W. W. Norton & Company.
Vandenbunder, Jérémie (2015). "Peut-on enseigner l’art ? Les écoles supérieures d’art, entre
forme scolaire et liberté artistique." Revue française de pédagogie (192):121-134.